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Zoom Lobo Antunes : le désir, la folie et la mort

décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10 | par Thierry Guichard

Il était un des grands favoris pour l’obtention du prix Nobel de littérature, mais l’oeuvre d’António Lobo Antunes n’a nullement besoin de la reconnaissance des jurés de Stockholm pour passer à la postérité.

L' Ordre naturel des choses

Le dernier roman traduit en français de l’écrivain portugais António Lobo Antunes est probablement le plus complexe d’une œuvre déjà dense, violente et terriblement lucide. Né en 1942, ce médecin de bonne famille a dû longtemps détester le Portugal de Salazar pour s’être ainsi nourri de visions apocalyptiques sur la gens humaine. A lire Le Cul de Judas (1983, Métaillé), roman magistral sur la guerre en Angola, où Lobo Antunes a passé deux ans, on saisit combien l’expérience viscérale de la mort (et d’une mort commandée depuis Lisbonne) marque chacun de ses romans. « … janvier se terminait, il pleuvait et nous allions mourir, nous allions mourir et il pleuvait, il pleuvait, et assis dans la cabine de la camionnette, à côté du chauffeur, le béret sur les yeux, la vibration d’une infinie cigarette à la main, j’ai commencé mon douloureux apprentissage de l’agonie » (Le Cul de Judas) : il semblerait que pour Lobo Antunes nous soyons toujours en janvier et que l’apprentissage dure aussi longtemps qu’il pourra écrire. Lors d’une interview parue récemment dans les colonnes du Nouvel Observateur (nov 94), António Lobos Antunes déclare : « J’écris sans doute (…) pour me sauver. » Confession bien inutile tant la seule lecture de L’Ordre naturel des choses porte, dans ses longues phrases qui n’en finissent pas d’échapper au point final, cette nécessité. Le roman se compose de cinq livres, où se succèdent les voix d’êtres malades, misérables ou fous. Successions de monologues intérieurs en forme de dialogue où le « tu » renvoie souvent à une absente quand ce n’est pas la forme ultime du repli sur soi. Des voix qui courent simultanément sur plusieurs niveaux, souvenirs et rêves mêlés à cette pâte sonore qui s’écoule, qui roule des images du passé, magnifiées, des désirs impossibles.
António Lobo Antunes, par ce faux tutoiement, parvient à nous faire pénétrer au cœur de personnages menacés de folie. Le premier à s’avancer et parler est un vieil homme humble, fonctionnaire préposé aux photocopies qui vit maritalement avec une adolescente diabétique. Couple étrange formé d’une Lolita malade et idiote et d’un vieil homme laid et misérable dont l’amour incommensurable brûle les nuits sans que jamais elle ne lui ouvre ses bras : « je paie, Iolanda, je paie (…) pour la joie de vivre avec toi, ou plutôt pour que tu t’endormes et te réveilles à côté de moi, embaumée dans ton odeur de chrysanthèmes, évitant mon corps avec ton corps, agacée par mes manies, par le timbre de ma voix, par(…) ». Outre ce désir qui pourrait l’élever au-dessus de sa condition, notre premier narrateur est en quête d’un passé familial sur lequel un voile a été jeté et que le roman, dans ses méandres, va finir par lever. La deuxième voix à se présenter à nous est celle d’un ancien chef de brigade à la Direction générale de la sûreté auquel « l’écrivain » a confié pour mission de suivre un homme qui, justement, est un fonctionnaire préposé aux photocopies… On l’a compris, le roman se construit comme une vaste symphonie, sorte d’oratorio de la déchéance où chaque voix vient apporter un éclairage nouveau sur les thèmes qui composent les diverses mélodies. Construction gigantesque, démesurée, emportée par un lyrisme étonnant, propre à susciter tous les sentiments, de la pitié à la tendresse, de l’horreur à l’amour.
On savait combien Lobo Antunes était un romancier des corps déchirés, moribonds. On trouve par exemple, au début de L’Ordre naturel des choses des femmes aux « paupières boueuses d’insomnie » ; dans Le Cul de judas il y avait cette scène terrible ou le médecin veut faire un massage cardiaque à un soldat victime d’un obus « la poitrine était molle et sans os et craquait, mes paumes pétrissaient une pâte confuse ». Les déchirures des corps révèlent les failles des âmes et la défaillance des hommes illustre celle de tout un pays. Car si, à l’instar d’un Joyce avec Dublin, Lobo Antunes dresse presque une carte de Lisbonne avec ses quartiers, ses rues, ses places, c’est bien parce qu’il a voulu inscrire ces vies meurtries au cœur du Portugal. Cependant, il ne s’agit pas tant de régler son compte à un pays (comme le faisait Thomas Bernhard), que d’en dire tout le tragique de l’Histoire. Ainsi, l’ancien chef de brigade peut-il se vanter des exactions commises sous l’autorité de la loi (tabassage à mort, viol), il n’en demeure pas moins que lorsqu’il se plaint d’être une victime de la Révolution, il semble profondément sincère.
Le romancier déterre donc toutes les hontes d’un peuple qui s’est souillé de son propre sang en Angola, d’un peuple qui n’hésita pas à torturer ses enfants comme Jorge, officier accusé de complot auquel on applique des électrodes : « le premier homme a appuyé sur un bouton et mon corps s’est étiré, mes dents ont pétaradé, ma tête a volé loin de mon cou, mon cœur, rempli d’hélium s’est arrêté avant de recommencer à fonctionner » scène terrible, bouleversante au cours de laquelle Jorge va s’accrocher comme un désespéré à des scènes de son enfance.
On pourrait faire une lecture allégorique du roman, avec par exemple cette histoire d’adultère qui condamne une fille illégitime à vivre enfermée jour et nuit dans le grenier de la maison parce qu’elle symbolise toute la honte du père impuissant et cocufié. Avec aussi cette obsession des oiseaux qui jouent les espions aux fenêtres de ceux qui ont quelque chose à cacher. Avec le Tage, fleuve monstre qui gronde dans la ville. Avec aussi cette étrange histoire de canalisation percée : « un jaillissement d’excréments, de détritus et d’urine est monté des intestins de la rue, éclaboussant les toits, les cheminées, les balcons, les dahlias des maisons et se répandant dans la Quinta do Jacinto en un torrent de lave qui a poussé vers le Tage la camionnette du boucher, la bétonneuse d’un chantier, les chaises du café (…) ». Image même de ce roman, avec cette langue qui, comme une traînée de lave, évacue toutes les obsessions, toute la part sombre des hommes, avec à la fois la nécessité de tenter une guérison et la certitude froide que cela est impossible.

L’Ordre naturel des choses
António Lobo Antunes

Christian Bourgois
Traduit du portugais par
Geneviève Leibrich
356 pages, 160 FF

Lobo Antunes : le désir, la folie et la mort Par Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°10 , décembre 1994.