On imagine aisément un plateau nu, une demi-pénombre que les projecteurs soulignent en laissant flotter dans leur rai lumineux quelques poussières en suspension.Sur la scène, un homme seul, ou presque. Ce serait un décor d’avant la mort, où tout l’horizon s’offre sans jamais se donner. Le silence d’abord et cette parole qui vient tout à coup emplir l’espace. Avec Moi, Paul Marie Verlaine, père et mère, Philippe Faure parvient à ce miracle du théâtre : habiter un monde avec une simple parole. Nous sommes probablement à l’aube de cette année 1896 qui vit la mort de Verlaine.Sa mère déjà, Rimbaud aussi ne sont plus de ce monde.Quant à Eugénie Krantz et Philomène Boudin, ses compagnes d’infortune, elles ressemblent plus aux gardiennes de l’enfer qu’aux inspiratrices de ses chansons. Verlaine est face à un jeune homme, silhouette muette sur la scène. Ivre d’un cognac qu’il ne cesse de boire (après l’absinthe qui le tue) le poète se laisse déborder par cet amour immense qui lui étreint le cœur : « Oh ! Mon Dieu ! Toi qui ne peux être que mon petit Georges, je te le dis ce jour, je te le dis à genoux : cette main-là, d’une puissance inouïe la main de Rimbe, m’a écrabouillé le cœur entre ses doigts et les giclures de sang ont dégouliné dans les poignets de ma chemise, le long de mes bras, jusqu’à me brûler la poitrine. » Georges, c’est bien sûr le fils de Verlaine, du moins dans son esprit.Et Rimbe c’est Rimbaud.
Philippe Faure, dans une langue qui a appris toutes les partitions du Parnassien, avec fulgurance, rassemble en une scène tout le drame de sa vie : avoir trop d’amour et plus personne à qui le donner. Évoquant Mathilde : « elle était d’une souplesse si extraordinaire qu’elle se pliait en cercle à la façon d’un homme-serpent, la pointe de ses pieds rejoignant sa tête en arrière. J’étais fait pour la voir se disloquer, à moitié nue sur la carpette », évoquant Rimbaud : « son allure d’épouvantail affola définitivement toutes mes tranquilles espérances », évoquant Georges donc, « seule la main de mon fils peut m’entraîner dans le désert de ma vie, pour réchauffer les parties de mon corps encore vivantes.Ni le cognac, ni l’absinthe ou la bière mélangés ne suffiraient à me faire sortir de moi-même.C’est que j’y suis enfoncé… jusqu’à l’aveuglement et au dégoût… jusqu’au vomissement », ce ne sont finalement que des fantômes qu’il convoque autour de lui.
Reste la poésie qui se donne comme l’expérience charnelle de l’amour lorsque Verlaine demande au jeune homme de lui lire un de ses poèmes saturniens : « Lis, mon enfant.Lis celui que tu veux.Prends-le dans ta bouche.Dis les mots.Amène-les sur tes lèvres dans l’humidité de ton souffle.Lis ! »
Si Georges est absent de la pièce (à moins que ce ne soit bien lui, cet homme silencieux, un peu stupide qui n’ouvrira la bouche que pour lire la poésie de Verlaine), il n’est pas une invention de Philippe Faure. Le fils né du mariage de Mathilde et de Paul, simple d’esprit, mourut trente ans après son père.
C’est dire que Philippe Faure, s’il livre là son interprétation (à tous les sens du terme) de Verlaine, ne s’est pas éloigné de la vérité historique.Et la pièce, dans son extrême tension, a le bon goût de ne pas oublier de citer abondamment le poète : une belle façon de mêler, sur la scène, deux voix, deux corps.Ce qu’on appelle du théâtre.
Moi, Paul Marie Verlaine,
père et mère
Philippe Faure
Dumerchez/
Théâtre de la Croix Rousse
44 pages, 45 FF
Histoire littéraire L’amour sans partage
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Thierry Guichard
Comédien, metteur en scène et écrivain, Philippe Faure habite Verlaine dans une pièce où chaque mot sonne juste. Parole incarnée.
Un livre
L’amour sans partage
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.