Il y aurait fort à parier que certains jours d’été, les lecteurs occasionnels de Libération soient plus nombreux, et que parmi eux, un certain nombre n’ouvrent le quotidien qu’à la rubrique « Tauromachie ». Les articles de Jacques Durand sont le pire fléau pour les détracteurs de l’art taurin. Ses papiers éclairent les courses de toros de tant de manières, que des caractères d’encre qu’il aligne, c’est toute la vie, dramatique, comique et poétique qui jaillit. Ecrits dans une langue apte à revêtir les couleurs de l’épopée aussi bien que celles du deuil, les textes de cet aficionado trouvent aujourd’hui l’hébergement d’un recueil propre à révéler leur qualité littéraire. Il n’est pas besoin d’apprécier la corrida pour savourer les petites histoires de la grande Histoire telles que les rapporte Jacques Durand. Ainsi la mort du grand Manolete, vue par son concurrent Dominguín : « Luis Miguel dans l’infirmerie voit une femme de ménage éponger à la serpillière le sang du torero agonisant pendant qu’autour de lui des gens fument et parlent « comme dans un bar » ». Et, plus tard, lorsque Luis Miguel se rend à Barcelone pour toréer, il doit affronter l’hostilité du public : « On le traite d’assassin, on le menace physiquement avant la course. Il en sort deux heures plus tard porté en triomphe. »
La tauromachie suscite ce genre d’ellipses que Jacques Durand négocie au plus juste, soucieux probablement d’emplir le peu d’espace offert par le journal parisien de ces anecdotes emblématiques. Souvent, l’écrivain rejette le didactisme, l’explication, pour, en trois traits précis, toucher le lecteur directement aux sens. Et s’ils sont un peu plus nombreux, en été, les lecteurs occasionnels de Libé, c’est aussi parce que Jacques Durand écrit par accolades. De ces accolades qui font que, lorsqu’il nous parle de Chicuelo II qui « dans les villages des environs d’Albacete où, sur une vieille bécane d’occasion, et parfois à deux dessus, (…) filait dans des capeas ou des corridas dites économiques toréer de vieux toros rusés », nous sommes à la fois la vieille mobylette, le vieux toro rusé ou l’une des vaches carpinteras « menuisières parce qu’elles faisaient du petit bois des arènes en planches », et nous sommes le public de Tarazona de la Mancha qui donne, enthousiaste, « les oreilles, la queue et même les testicules du toro » et nous sommes les bretelles de Chicuelo II qui « veillait à ce qu’on ne (les) voit jamais en toréant ». Sans cesser parfois d’être un couillon qui n’a jamais de sa vie vu une vraie course de toros.
Humbles et Phénomènes
Jacques Durand
Verdier
154 pages, 85 FF
Domaine français La plume de l’aficionado
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Thierry Guichard
Un livre
La plume de l’aficionado
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.