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Intemporels Les grandes cellules de Gay-Lussac

février 1996 | Le Matricule des Anges n°15 | par Emmanuel Laugier

Disparu le 6 octobre dernier à 77 ans, l’auteur du Voyage enchanté laisse derrière lui plus e vingt livres. Cere encore confidentielle, à l’écriture dépouillée, aux thèmes obsessionnels, est d’une unité implacable.

Peu de choses sues et dites sur la vie de Bruno Gay-Lussac. Son lieu de naissance comme le métier qu’il exerça, ou même le parcours de son trajet, ne sont jamais mentionnés en quatrième de couverture ou dans les notices biographiques. On est face à un auteur dont le fil biographique a été voulu absolument plat, net, sans bavure. Seuls précisions de dictionnaire : il est un descendant d’un célèbre chimiste, fut le neveu de François Mauriac qu’il considérait comme son frère. Et finalement, les livres qu’il écrivit, en dehors de ceux qu’il renia et qui furent écrit dans l’après-guerre comme Les Enfants aveugles (Grasset), Farandole (Laffont), Une Gorgée de poison (Laffont), La Ville dort (Julliard) et La Mort d’un prêtre (Julliard), sont à l’image de cette discrétion biographique. Ce n’est pas que rien ne s’y passe, mais tous les récits de Bruno Gay-Lussac trament leur fil en ne révélant presque aucun indice sur les quelques personnages qui les hantent, sur les lieux où les événements se déroulent. Aucune grandiloquence ne mine pour autant cette écriture, ni ne la conduit à s’enrouler autour de ses propres effets. Les faits mêmes qu’expose cette écriture ne sont pas prioritairement repérables. Juste une tension se signale ici ou là, le lieu flou d’un trauma, d’une chute, de quelque chose qui ne tourne plus rond. Si le lecteur sent bien parfois la présence d’une guerre ou sa mémoire, les écarts entre classes sociales, c’est davantage les liens inéluctablement complexes et secrets entre les êtres, à l’intérieur d’une famille, entre un père et son fils, entre frères, entre mari et femme, ceux que nous avons avec les morts, qui fondent l’ossature de certains de ses romans et de la plupart de ses récits (tous publiés aux éditions Gallimard). Comme la peau sur les os, l’écriture de Gay-Lussac va se coller à ces quelques lignes directrices, les porter comme son épine dorsale. Autant d’atomes mobiles dont il va cerner le mystère, le destin, la volonté ou les choix. Dans La Peur (1961), un homme s’embarque sur un cargo après avoir, dans un moment de total renversement, tenté de tuer sa femme. Mais déjà, Bruno Gay-Lussac choisit de nous parler de son retour au pays, et des liens sans aucune profondeur que cet homme renouera avec ses amis de classe. Cela jusqu’à se retrouver encore seul face à sa peur de continuer à être, après une histoire d’amour avortée et avant de se voir, dans les dernières pages, encerclé par un groupe d’hommes jeunes dont les « pantalons clairs se gonflaient dans le vent ». Si la narration suit un chemin encore classique, comme dans L’Examen de minuit (1959) et Les Moustiques (1955), pour lui son premier livre, se marque dans l’écriture cette froideur mêlée de violence et de sourde sensualité, de même que se mettent en place les thèmes que l’œuvre future développera de façon obsessionnelle, à partir de L’Inssaisissable (1963). La Peur (1961) cerne la dérive d’un homme coupé des autres, de sa propre femme et de son seul enfant, nous glisse discrètement dans la vie de quelques jeunes gens de bonne famille perdus dans les bars de nuit, renvoie déjà à la solitude et à la difficulté d’être : « C’était le silence du dernier sommeil, écrasant, ce répit bref, avant le déchirement qui suit le premier bruit jeté au hasard, comme un caillou ». Avec L’Insaisissable (1963, désormais épuisé), Le Salon bleu (1964) et en 1966 La Robe, c’est le tournant. Roman ou récit, Bruno Gay-Lussac ne cherchera plus à raconter des histoires. Les personnages n’ont plus la parole que par l’intermédiaire du narrateur. On rapporte leur propos. Les sensations du corps, le silence entre les individus, le mal, qui s’immisce partout comme de l’eau invisible à travers des murs, l’enfant seul, inexorablement perdu entre ses deux parents, tracent les seules orientations que prendront désormais ses proses. Elles ne seront d’ailleurs plus, par la suite, linéaires. Dans Le Père excommunié (1989), La Clé de l’abîme (1990), La Terrasse des ombres (1992), L’Autre visite (1994) ou Arion (1995), les carrés de proses s’isolent sur chaque page ou se divisent en petits paragraphes. Chaque livre est le dépouillement d’une figure, elle-même entourée de quelques êtres : la mère morte et l’enfant, l’homme seul et vieux et sa bonne, l’enfant et le père, les frères, l’enfant et les filles. Le père n’a que des paroles autoritaires, ou reste silencieux face aux enfants. Ou bien il est en deuil (La Clé de l’abîme, 1990) et entretient, comme dans L’Homme violet (1973), un étrange dialogue avec la présence de la morte.
Les êtres, chez Gay-Lussac, sentent ainsi une force surgir dans leur vie. Elle les amène à suivre un chemin dont tout passage vers l’au-delà est interdit. Gay-Lussac n’a jamais fait que revenir sur la question de l’absence de salut possible en inscrivant dans chacun de ses livres une présence qui dépasse l’homme et qu’il ne comprend jamais. Seul le trajet de cette force se dessine dans tous ses livres, qu’elle soit attachée au mal, à la mort, à la solitude, au silence, que ressent quelqu’un dans son plus bas enfouissement. Il n’y a presque aucune fin à leur ressassement : ils s’achèvent comme par un cri de profonde incompréhension ou par un événement plat et sans circonstance. L’issue semble se trouver dans l’admission de l’indépassable de notre condition d’homme en proie au silence, au secret, au temps et au regard de l’enfance que nous sommes contraints violemment de perdre. Enfance qui parcourt l’œuvre de Gay-Lussac, qui est centrale dans La Robe (1966) et dans ses deux plus grands livres, Le Voyage enchanté (1981) et Arion (1994). L’enfant rappelle, chez Bruno Gay-Lussac, combien il sent les choses dans leur chair (transparence et grossissement de loupe du verre d’eau, bruit du vent dans les arbres, bruit de l’eau) avant de leur coller tout bêtement une étiquette, vit les situations profondément avant de les réduire à des schémas circonscrits et convenus. Ces deux livres sont une lutte contre l’envahissement mental, la castration du regard. Dans Le Voyage enchanté, Simon, après n’avoir jamais pu écrire, ni lire, ni compter, parce que certaines lettres, comme le s, lui rappelaient un serpent, ou d’autres une cage, quitte ses parents en prenant la forêt. Il porte en lui la mort de son frère. Il l’appelle le chevalier. Ses pérégrinations le conduiront à se séparer du monde sur la tombe de son frère avec un poignard offert par un paysan. Il se sauvera, avant qu’on ne le tue doucement, par le moule et l’habitus social. Les livres et l’œuvre de Bruno Gay-Lussac dessinent cette résistance face à l’abêtissement de l’âge adulte, cherchent à revenir et à creuser ce qui se passe au fond de celui qui vit et exige de sa vie qu’elle soit à la mesure de ses expériences fondatrices, sans compromis donné, sans leurre, désespérément ou dans l’enchantement qu’il y a à mourir pour avoir été, vraiment et jusqu’au bout.

Les grandes cellules de Gay-Lussac Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°15 , février 1996.
LMDA PDF n°15
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