Les inconditionnels de Heiner Müller qui n’ont pas assisté au déferlement éditorial auquel on pouvait s’attendre après la mort de l’auteur berlinois, le 30 décembre 1995 -en France les hommages sont restés somme toute sporadiques et discrets- seront ravis de trouver enfin traduit en français l’ensemble de son œuvre poétique réunie dans un même ouvrage (certains poèmes avaient déjà été publiés, notamment dans des revues). D’autant que celle-ci reste largement méconnue de ce côté-ci du Rhin où ses pièces, textes et entretiens sont pourtant publiés depuis presque vingt ans (aux éditions de Minuit et L’Arche). On le savait dramaturge hanté par les spectres de l’Histoire, réécrivain de mythes et penseur entre deux mondes, on découvre le poète que son théâtre laissait présager.
Les premiers textes publiés ici datent de 1949, Heiner Müller a alors 20 ans, il n’a pas encore écrit Le Père -l’un de ses premiers récits autobiographiques dans lequel il évoque clairement la culpabilité qui habitera par la suite toute son œuvre- en introduction duquel était paru le poème du même nom. « Un père mort eût été peut-être / Un meilleur père. Le mieux / C’est un père mort-né. Toujours repousse l’herbe sur la frontière. L’herbe doit être arrachée / De nouveau et de nouveau qui pousse sur la frontière. » Et l’éditeur y ajoute des vers conçus séparément « J’aimerais que mon père ait été un requin / Qui eût déchiré quatre baleiniers / (Et dans leur sang j’aurais appris à nager) / Ma mère une baleine bleue mon nom Lautréamont / Mort à Paris / 1871 inconnu ».
Ceux qui connaissent le théâtre de Müller reconnaîtront ici une œuvre jumelle, pareillement épique, lyrique, politique et fragmentaire, traversée par les mêmes obsessions, les mêmes déchirures. Aphorismes, chroniques, autoportraits succèdent aux poèmes dédiés aux grandes figures mythiques (Horace, Philoctète, Œdipe,…) ou historiques (Napoléon, Mao…) et aux pères (Shakespeare, Brecht, Büchner). Regroupés par tranches chronologiques, ces poèmes ressassent la biographie tourmentée d’un auteur né dans le pays où se sont écrites les pages les plus sombres du XXe siècle et qui, par utopie, avait choisi de vivre dans un monde qui n’existe plus. Hôtels, aéroports, taxis servent de cadre aux derniers poèmes de ce voyageur entre deux mondes dont l’œuvre s’est nourrie de ses perpétuels mouvements entre l’Est et l’Ouest -l’américain devient sa seconde langue- toujours rattrapé par les spectres tenaces du passé.
« Enfant j’entendais les adultes dire : / Dans les camps de concentration avec les Juifs / On fait du savon. Depuis j’ai toujours eu de l’antipathie / Pour le savon et j’exècre l’odeur du savon. / Aujourd’hui je mets en scène TRISTAN et j’habite / Dans un appartement moderne de la ville de Bayreuth. L’appartement est propre comme je n’en ai jamais vus / Tout est à sa place : les couteaux Les cuillères Les fourchettes / Les casseroles Les poêles Les assiettes Les tasses Le lit double. / La douche MADE IN GERMANY réveillerait les morts / Aux murs du kitsch floral et alpin. / Ici l’ordre règne, même la verdure derrière la maison / Est en ordre, la rue silencieuse, en face la HYPOBANK / Quand j’ouvre la fenêtre pour la première fois : / l’odeur du savon. La maison le jardin la ville de Bayreuth sentent le savon. / Je sais à présent, dis-je face au silence,/ Ce que signifie habiter en enfer et / Ne pas être un mort ou un assassin. Ici/Naquit AUSCHWITZ dans l’odeur du savon. »
Poèmes 1949-1995
Heiner Müller
Traduits de l’allemand par
J.L. Backès, J.L. Besson,
J. Jourdheuil, J.P. Morel,
J.F. Peyret, F. Rey,
H. Schwarzinger et M. Taszman
Christian Bourgois
142 pages, 80 FF
Poésie Poèmes entre deux mondes
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Maïa Bouteillet
Plus connu pour son théâtre et ses réflexions sous forme d’entretiens, l’auteur est-allemand Heiner Müller était avant tout poète. Splendide.
Un livre
Poèmes entre deux mondes
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.