Les cent vingt et une Lettres du front, rédigées entre septembre 1914 et mars 1916, retracent deux cheminements parallèles. D’une part, les pérégrinations du lieutenant de cavalerie Franz Marc(1880-1916) à travers l’Alsace et la Lorraine et, d’autre part, la quête spirituelle menée par le même Franz Marc, en qualité, cette fois, de peintre et co-fondateur avec Kandisky du Blaue Reiter en 1911.
Pour l’auteur de Vache jaune, la Première Guerre mondiale fournit paradoxalement à certains êtres l’opportunité d’entreprendre une démarche d’ordre mystique, dont l’objet et les modalités ne se précisent que lentement au long des lettres qu’il adresse presque chaque jour à sa femme : « (…) le corps entier de l’Europe (…) s’effondrera, exténué par la maladie, le royaume spirituel demeurera, peut-être (et même sûrement !) encore plus puissant » écrit-il le 11 février 1915. Les chemins qui conduisent à ce royaume spirituel s’avèrent aussi nombreux que ceux qui mènent à Rome. L’artiste confronte successivement ses intuitions à la philosophie de Klee, à l’expérience de Livingstone ou, plus fondamentalement, à certaines conceptions proches du christianisme originel telles qu’il les découvre chez Tolstoï (Qu’est-ce que l’art ?) et, surtout, chez Gerhart Hauptmann (L’Insensé). Au gré de ses lectures et de ses méditations, Franz Marc poursuit son « éveil » -pour reprendre un terme de philosophie bouddhiste, laquelle teinte maints propos de l’auteur- jusqu’à, selon ses propres mots, manifester un don de « Seconde Vue » : « Le moindre article de presse, les conversations les plus anodines que j’entends prennent pour moi un sens secret (…) De plus en plus, je commence à voir derrière les choses, ou plutôt à travers elles, à voir ce qui se tient derrière…. »
À la lecture de cette correspondance, l’on demeure certes saisi par la force du pressentiment des chamboulements à venir, notamment de la montée des avant-gardes en réaction à la « grande boucherie » de 14-18 (« Si aucun poète, ni aucune musique ne ressort de cette guerre, alors il n’en existera jamais plus »), mais plus ému encore par cette inébranlable conviction : « Sans la guerre, toutes ces dées ne seraient pas pensables. » L’imminence de la mort individuelle ou collective semble seule propice à l’accumulation d’énergie mentale, à la découverte de voies nouvelles. Tombé devant Verdun le 4 mars 1916, Franz Marc emporta avec lui une certitude : « L’art trace une autre route qui mène à la vie éternelle… »
Composés durant les heures dérobées à la vie de garnison, les Cent Aphorismes accentuent sous une forme épurée certains thèmes des Lettres du front. Notamment la croyance messianique que l’histoire de l’art se confond avec l’Histoire tout court, dans la mesure où Franz Marc en appelle simultanément à un « combat pour la nouvelle Europe, pour la forme nouvelle. » Ou l’idée effrayante que la Grande Guerre est une manière de purgatoire, une épreuve imposée à l’Homme ancien (« L’abeille ouvrière du XIXe siècle ») afin qu’il accède à un stade supérieur de son évolution spirituelle, entre autres aspects d’une dénudation ontologique si radicale qu’elle en évoque parfois La Persuasion et la rhétorique de Carlo Michelstaedter : « Il est vrai que l’homme ne redoute rien tant que d’être exposé à l’illumination resplendissante des idées. Il aime la comédie et l’apparence ainsi que la chaude et forte respiration du quotidien. » (Aphorisme 11).
Peu de livres aident aussi bien à comprendre ce qui constitue à la fois une vérité historique et une aberration chronologique, à savoir que le XXe siècle a débuté en 1914.
Lettres du front et
Les Cent Aphorismes /
La Seconde Vue
Franz Marc
Traduit de l’allemand par
Laurent Bonzon
Fourbis
208 et 64 pages, 120 et 60 FF
Histoire littéraire Prospective cavalière
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Eric Naulleau
L’oeuvre écrite de Franz Marc, figure de l’avant-garde picturale allemande des années 10, restait à découvrir en français. Une prose visionnaire.
Des livres
Prospective cavalière
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.