Lorsqu’il entreprend en octobre 1939 de noter les propos de ses concitoyens, le philosophe et homme de lettres Jean Grenier (1898-1971) a le projet de faire l’état de l’opinion publique française. Son témoignage, Sous l’occupation, donne à entendre en direct les propos du quidam rencontré dans un train mais aussi ceux du personnel de l’administration, très informatifs, et du monde des Lettres, croustillants parfois. Après une tentative de mise au net de ses papiers dans les années 1950, Jean Grenier a conçu que le manuscrit n’était pas publiable. Trop volumineux peut-être, il arrivait à contretemps. Le livre paraît grâce à Claire Paulhan et Gisèle Sapiro dont les annotations enrichissent largement le propos. C’est une accumulation unique et colossale de conversations dont Jean Grenier s’est presque retiré.
Pour le seul domaine littéraire, Sous l’occupation est un outil historique captivant. Jean Grenier avait publié en 1933 chez Gallimard sa première oeuvre littéraire, Les Îles, puis en 1936 son essai sur La Philosophique de Jules Léquier (Belles-Lettres). Il fréquentait assez de monde pour éclairer largement les positions antagonistes, même si les collabos sont plus évoqués qu’interviewés. Parmi les interlocuteurs (Giono, Cocteau, Léautaud, Halévy, Gide ou Malraux) : des hésitants, des résistants, des pacifistes, des victimes aussi (Max Jacob).Par petites touches, Jean Grenier éclaire la mosaïque sociale au coeur du grand chambardement. Stratégies de sauvetage pour les uns, tactiques carriéristes pour les autres. Il est intéressant de suivre la position de Drieu La Rochelle qui obtient la direction de la NRf et qui s’en lasse lorsqu’il est confronté aux écrivains qui refusent d’apparaître au sommaire d’une revue identifiée comme collaborationniste. C’est le grand tiraillement entre le besoin de publier et le devoir de résister.Pour sa part, Jean Grenier, pétri de taoïsme, reste l’adepte d’une neutralité interrogative. Celui qui fut le professeur de Camus à Alger refuse d’entrer dans le jeu des armes ou celui des discours. Il écrit simplement en préambule : « l’idée que les hommes sont égaux en droit a entraîné comme conséquence l’idée qu’ils sont égaux en devoirs ; l’idée qu’il existe des patries a fait croire qu’on devait mourir pour elles. L’idéal trop élevé a dégradé la réalité. »
Éric Dussert
Sous l’Occupation
Jean Grenier
Claire Paulhan éditeur, 423 pages, 200 FF
85, rue de Reuilly 75012 Paris
Histoire littéraire Radioscopie d’une défaite
juillet 1997 | Le Matricule des Anges n°20
| par
Éric Dussert
Un livre
Radioscopie d’une défaite
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°20
, juillet 1997.