La première page du livre décrit un cadavre dans un appartement. Une jeune fille découvre le corps inerte. C’est un peu avant Noël. Le cadavre est celui de son compagnon suicidé. Nous sommes dans un port industriel de Grande-Bretagne, assurément pauvre, bourré de chômeurs, d’emplois mal payés. On y parle mal, avec des phrases pas bien correctes et du coup, le livre se veut aussi mal écrit qu’on ne parle. Il faut donc en passer par des dialogues ainsi : « Hé, salut à toi, ça me dit dans le noir/ Bonjour, je fais./ C’est quoi ton nom ? ça me demande./ Morvern, je fais./ Bon alors autant s’y mettre hein ? ça me fait comme ça ». Si le lecteur est apte à franchir cet obstacle, il est possible qu’il prenne du plaisir à lire ce livre et pas seulement s’il a moins de vingt ans ou une dérogation. Car Alan Warner possède certains dons et entre autres celui de créer une temporalité narrative d’une grande audace, passant sur plusieurs mois en une ligne pour plus loin s’étendre pendant plusieurs pages sur une minute.
Des phrases récurrentes (« je m’allume une Silk Cut avec le briquet plaqué or »), écrites autant de fois que le geste est effectivement accompli dans la narration, comme la mention systématique des musiques écoutées, enrichissent cette temporalité d’une rythmique. C’est probablement de la littérature-ecstasy, un fruit aux couleurs artificielles mais pulpeux, débordant d’une sensualité de tous les pores. Le monde est à la fois cru dans la conscience de ses crises et flou suffisamment pour demeurer supportable. Les gens n’ont pas de prénom, à l’exception de l’héroïne et de son amie, Lanna. Ils s’appellent La Togne, Lutte Finale, Trois-de-Tension, J-le-mataf, Touche-Pissou, Fornicator, Fend-la-bise, Danse avec la lune, Chimicosse ou encore Père Blaireau. Nous ne connaissons pour la plupart d’entre eux que leurs ombres buvantes au comptoir mais ils finissent par exister ensemble comme un petit monde fauché et attachant. Reste l’histoire plutôt ténue, celle de la dérive d’une toute jeune fille partie des brumes du nord dépenser un fric tombé du ciel dans les soirées raves, quelque part vers Ibiza ; d’un aller-retour pour le soleil, à l’endroit exactement où les gens bronzent imbéciles. « On s’attendrait à voir un fouillis de collines et une rotonde qui surplombe un port : mais rien. A voir des quais avec une digue entre et une jetée bordée d’hôtels derrière : mais rien. A voir des maisons en pierre blotties autour d’une baie en croissant de lune avec la Cité nichée dans le fond : mais rien. L’endroit que je suis en train de regarder c’est complètement autre chose. » Le texte est ainsi parsemé de petites embardées heureuses. Ce que voit à ce moment-là Morvern, nous ne le saurons pas. La quatrième de couverture nous apprend que l’auteur, qui est âgé de 34 ans et qui vit actuellement à Edimbourg, vient d’adapter ce livre au cinéma.
Il est vrai que hormis ce rien, glissé non sans humour dans le lot de cartes postales, la vie de l’héroïne pendant ces plus de deux cents pages défile comme sur un écran. De quoi faire un film culte avec une nana culte ; le culte du rien. Chaque époque a Les Clochards célestes qu’elle peut.
Morvern Callar
Alan Warner
Traduit de l’anglais
par Catherine Richard
Jacqueline Chambon
254 pages, 110 FF
Domaine étranger Des raves à la réalité
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Christophe Fourvel
Entre roman halluciné et réalisme social, un premier livre traduit d’Alan Warner, aussi mal écrit qu’on ne parle. Creux avec quelques trouvailles.
Un livre
Des raves à la réalité
Par
Christophe Fourvel
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.