Les fervents de Danilo Kis (1935-1989) éprouveront sans doute une singulière émotion à la découverte des quatre dramatiques ici rassemblées (destinées à la télévision pour trois d’entre elles) puisque ces textes sont non seulement inédits en français, mais touchent en outre au cœur d’une œuvre aussi brillante qu’attachante. La pièce titre du recueil est ainsi l’adaptation théâtrale de l’un des plus célèbres romans de l’auteur -Un tombeau pour Boris Davidovitch (Gallimard, 1979), qui lui valut simultanément une notoriété internationale (l’édition américaine fut préfacée par Joseph Brodsky) et, à partir de 1976, les persécutions de la chiourme intellectuelle yougoslave sous l’accusation farfelue de plagiat. Predrag Matvejevitch a maintes fois laissé entendre que cette véritable traque politique et médiatique se trouvait à l’origine de la maladie qui emporta finalement Danilo Kis. Son destin se rapprocherait alors tragiquement des héros du livre cité, des juifs qui fuient le nazisme pour mourir en définitive dans le goulag soviétique.
De même, Andreas Sám -l’inoubliable protagoniste duCirque de Famille (Gallimard, 1979) réapparaît dans Nuit et brouillard. A l’occasion d’un pèlerinage sur les lieux de son enfance, il y retrouve une ancienne institutrice ainsi que le mari de cette dernière, qui instruisait également à l’occasion les chères têtes blondes en donnant à l’expression d’ « application de la règle » un sens douloureusement littéral. Devenu entretemps responsable local du parti communiste, il se défend d’avoir exercé le moindre sévice et la confrontation à fleurets mouchetés devient peu à peu une évidente métaphore de la responsabilité collective quant à l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale (plusieurs membres de la famille de Danilo Kis trouvèrent la mort à Auschwitz). Mais la situation se complique subtilement lorsqu’il s’avère que le personnage principal a également la mémoire qui flanche.
Autre huis clos, Le Perroquet met en scène un cambrioleur moins intéressé par l’or et les bijoux que par… la gelée de coing, ce qu’il explique par une enfance chiche en sucreries. Si Andreas Sám découvrait que ses plus chers souvenirs d’enfance étaient parfaitement imaginaires, ceux que poursuit le voleur de confiture ne font que le « rendre malade » et lui « barbouiller l’estomac ». Imaginons un Marcel Proust auquel la simple vue d’une madeleine soulèverait le cœur !
La Malle en bois de Thomas Wolfe, sans doute le plus beau texte de l’ensemble, narre la rencontre de deux rescapés des camps de la mort hitlériens qui se reconnaissent au premier coup d’œil car « cette sorte de martyre laisse sur les gens des traces particulières, des stigmates. Quelque chose dans l’expression du visage… Dans les yeux… dans les mouvements. » Bouleversante histoire d’amitié qui s’étire sur six saisons entre ces hommes qui s’efforcent de dire l’indicible, d’écrire ce que les mots ne sauront jamais exprimer et se conclut par la plus terrible évocation qui se puisse concevoir de la disparition de deux êtres chers dans les fours crématoires : « … une fumée noire s’élevait du crematorium et il me semblait qu’elle retombait sur nous, que nous la respirions en même temps que la puanteur… Et je les inspirais au plus profond de moi, leur âme, leurs cendres… »
Les Lions mécaniques
Danilo Kis
Traduit du serbo-croate
par Pascale Delpech
Fayard
272 pages, 120 FF
Théâtre Danilo et les lions
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Eric Naulleau
Romancier reconnu, le Yougoslave Danilo Kis était aussi un dramaturge de première force. Quatre pièces à conviction viennent en attester.
Un livre
Danilo et les lions
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.