C’est un grand voyage au pays des espoirs et des décombres auquel nous convie Les Nuits de Shanghai. Un roman au parfum enivrant, gorgé d’une imagination flamboyante où l’avenir ne se construit plus mais se rêve. Livre après livre, Juan Marsé, né en 1933, raconte sa jeunesse sous la dictature franquiste, dans cette Barcelone pauvre et généreuse mais pétrifiée d’avoir trop flirté avec le communisme. Le narrateur des Nuits de Shanghai a 14 ans. Comme pour l’auteur, son père n’est pas revenu de la guerre. Comme lui, il va travailler dans un atelier de joaillerie. Le matin, Daniel sillonne les quartiers, en compagnie du capitaine Blay, un ex-officier républicain, à moitié dingo, « tête bandée, pyjama à rayures sous son ample gabardine ». Vestige d’un monde dévasté, le vieux fou poursuit la bataille, entre deux canons au zinc des cafés, par un dernier combat aussi vain que dérisoire : recueillir des signatures contre les rejets nocifs d’une cheminée industrielle. L’après-midi, Daniel la passe dans une villa au chevet de Susana, une jeune et troublante tuberculeuse, dont il doit dessiner le portrait pour illustrer les méfaits de la pollution. Depuis dix ans, Susana n’a pas revu son père, Joachim, alias Kim, réfugié activiste pourchassant ses idéaux là où les missions l’emmènent. Surgit alors Forcat. Ce fidèle de Kim, pressé de questions, se met à raconter à la jolie phtisique le dernier fait d’armes de celui dont elle chérit le retour. Le légendaire pistolero se trouve à Shanghai sur les traces d’un ex-colonel de la Gestapo. Conquis, les deux adolescents s’abreuvent à la source chaude de ce récit picaresque, glorifiant ce père si magnifique. La villa devient le refuge du rêve -découverte du corps et du sentiment amoureux- grâce à ce livre chinois ouvert sur le monde, arc-en-ciel d’espoirs face à la grisaille du ciel fasciste, jusqu’au moment où la véritable vérité, brutale, grotesque, éclate.
Il y a une habilité presque magique chez Juan Marsé à passer de l’enchantement au désenchantement. Le constat est amer : en cette Espagne de la fin des années 40, le rôle des opposants se limite à traquer leurs ombres. Il leur faut recourir à la fiction, à « l’irréalité » pour croire à leur possible victoire. Merveilleux conteur, Marsé creuse ainsi le tombeau de « ces rêveurs de paradis », armés de leurs seules désillusions. Dans une langue chatoyante, pleine de saveurs, qui habille Barcelone d’une aura mythique, l’écrivain catalan dresse un portrait faussement romantique de ses perdants errants pour qui le salut se résume à l’impossible choix de l’oubli ou du vide. Tout est désastre derrière eux, devant eux, autour d’eux, géographie d’une déroute dans laquelle sont emportées familles et enfances. Au « grand merdier » de la guerre civile a donc succédé une grande décharge de vies irrécupérables et fripées. Quel héritage Marsé garde-t-il donc ? Une indéfectible espérance demeure : « C’est toujours vers le passé qu’on grandit, à la recherche peut-être du premier éblouissement », écrit-il. A moins que la meilleure réponse soit celle de M. Sucre, dont le passe-temps favori est d’égarer son nom et son adresse : « Moi, la seule chose qui me préoccupe maintenant, c’est de me rappeler en détail ce que j’ai fait demain et d’oublier à tout jamais ce que je ferai hier. »
Les Nuits de Shanghai
Juan Marsé
Traduit de l’espagnol
par Jean-Marie Saint-Lu
10/18
264 pages, 44 FF
Poches L’éternel rêve défait
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Philippe Savary
Quel futur espérer lorsque le présent est aux mains de la dictature ? Juan Marsé soigne les illusions perdues par un roman onirique et enchanteur.
Un livre
L’éternel rêve défait
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.