Le premier texte qui met en perspective ce recueil est certainement le plus réussi en cela que Camille Laurens s’y dévoile bien plus qu’elle ne le fait ensuite. L’auteur s’y montre femme habitée par le désir, enseignante minée par la passivité des élèves, écrivain enthousiasmé par la langue écrite à laquelle tout le livre est consacré. Si Quelques-uns, qui donne le titre au livre, constitue une véritable condensation de pensées, d’émotions et de réflexions, on dira des textes qui suivent qu’ils sont seulement passionnants. On oserait donc donner un ordre à tous ceux que l’écriture titille : lisez Quelques-uns. Cette injonction sonne comme un bon conseil.
Les Quelques-uns dont il est question sont donc les mots, désignés ainsi par Beckett : « Les mots ont été mes seules amours, quelques-uns. » Phrase que Camille Laurens ne reprend pas à son compte à cause de l’exclusivité qu’elle ne saurait, aujourd’hui, leur accorder. L’auteur de Philippe (P.O.L, 1995) inscrit cet amour pour la langue dans le corps lui-même : les mots ne nous sont pas extérieurs. Revenant sur cette expérience du deuil vécu à la mort de son enfant Philippe, durant laquelle la nécessité d’écrire s’est faite vitale, Camille Laurens s’interroge : « comment les mots, qui sont des choses, ont-ils ce pouvoir d’aider les hommes à vivre ? » Dans une société où tout est loisir ou consommation, cette question-là prend des accents pascaliens. Pour autant, l’auteur n’essaie pas d’apporter de réponse. Plus soucieuse d’illustrer son propos (une illustration qui sonne comme une défense de la langue), elle ouvre les mots « comme des huîtres ». A la suivre, dès les premières pages, le lecteur se fait l’effet tout à coup d’être comme un aventurier qui aurait trouvé le bon guide. Première règle à respecter pour goûter au voyage : « apprendre à lire dans la langue des siècles ». Et, ajoute la romancière : « Qu’est-ce qu’un texte littéraire ? C’est un texte dont les mots sont vivants et se souviennent, dont la voix remonte à la source. » Que ceux qui seraient tentés de qualifier de passéistes ces propos lisent d’abord L’Avenir (P.O.L, 1998) quatrième volet d’une œuvre romanesque aussi jubilatoire que moderne.
Camille Laurens, résolument, se place du côté de la résistance aux méfaits de notre époque : « Écrire, pour moi, aujourd’hui, serait donc cela : non pas engendrer une langue incréée, mais empêcher la nôtre de mourir. » Pour ce faire, nul besoin de ressusciter les mots tombés dans les oubliettes des dictionnaires de langue morte. Ce sont des mots simples que les pages suivantes nous proposent à entendre. De « Oui » à « Rien », l’évocation de ces continents se fait citations en mains, en puisant aussi bien dans les dictons et chansons que chez les grands anciens, des sens qui approfondissent les mots choisis. Après ce livre, il sera plus facile de convaincre les incrédules du bonheur de la lecture. Prenez Oui, « l’anagramme de je t’aime », Jamais avec lequel « l’avenir pèse plus lourd que le passé », On « pronom infini », Il y a qui est « le Polaroïd de l’écrivain », prenez tous les mots que Camille Laurens vous tend, et vous vous retrouverez en compagnie de Joyce, Celan, Bernhard, Milosz, Racine, etc. Évoquer un mot c’est déjà convoquer l’amour aussi bien que la mort, Dieu et son absence, le monde et ses substituts. Sans mièvrerie. Face à la mort même, le langage peut être souverain. Et de citer Rabelais au moment ultime : « Je m’en vais chercher un grand peut-être ».
Quelques-uns
Camille Laurens
P.O.L
121 pages, 80 FF
Domaine français Des mots sur la langue
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Thierry Guichard
Amoureuse du texte écrit, Camille Laurens nous transmet son virus dans ce vade-mecum jubilatoire et sensible. Pour que la langue vive !.
Un livre
Des mots sur la langue
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.