Ceux d’Arasolé » désigne une dizaine d’habitants d’un minuscule village sarde (« Si petit que l’odeur d’encens qui sort de la vieille église de Prêtre Fele arrive jusqu’aux dernières maisons. ») envoyés sur le front russe durant la Seconde Guerre mondiale et dont un seul -le narrateur- est revenu en vie. Les modestes héros de Francesco Masala (né en 1916) prennent la route qui mène à leur mort avec pour seul viatique quelques provisions dans un mouchoir à carreaux « si grand, si grand, que d’une douzaine on peut recouvrir les vignes des pauvres dans les salti pierreux de Caradé. » et trois couleurs en tête : « À présent, devant le feu tricolore, Serafina pleurait pour la deuxième fois de sa vie. Quel monstre à trois yeux : l’un rouge comme l’œil du sanglier, l’autre vert comme l’œil du lézard, le troisième jaune comme l’œil de la chèvre. » À la faveur d’une simplissime mais fort habile construction narrative (le texte s’organise autour de l’office funèbre qui marque le vingtième anniversaire de la disparition des conscrits), l’auteur parvient dès lors à mener simultanément une chronique villageoise et un récit de guerre. Les amateurs de bouffonneries y trouveront parfois leur compte, notamment avec cette trouvaille des chefs du parti des pauvres, le parti de ceux qui ont les lèvres blanches« qui décident d’afficher leurs convictions progressistes sous la forme de deux silhouettes humaines à une fenêtre : « L’attitude des deux sculptures en fer forgé était, à vrai dire, particulièrement impudente et obscène : l’homme pointait son membre en direction de la femme qui se protégeait d’une main tenant un chapelet. » Le parti clérical se hâte de placer une feuille de vigne à l’emplacement crucial et le parti opposé d’ôter celle-ci à peine revenu au pouvoir, si bien que les étrangers au village s’informent ordinairement en ces termes du résultat des élections : « -La feuille, y est-elle ? » Voici qui paraît plus réjouissant que l’alternance des portraits présidentiels dans les administrations françaises.
L’épisode guerrier proprement dit se situe à même hauteur d’homme. Pauvre tragédie avec le froid dans le rôle du destin, les poux dans celui du chœur antique, les quatre planches de latrines réservées aux officiers en guise de murailles de Troie. Nos villageois dévalent tous les degrés de l’horreur, se nourrissent de savon puis de chair humaine sans jamais manquer de tirer des événements quelque amer enseignement : « Dans la nuit russe, il me sembla être à Arasolé, durant le carnaval. Ici aussi, nous marchions en colonne, deux par deux, tête basse et muets. (…) Autour de nous, il y avait les Russes, les vainqueurs, »insocatores" qui, au lieu d’un lasso, avaient un fusil baïonnette au canon. C’était l’habituelle histoire d’Arasolé : les Mammutones, les vaincus, les prisonniers, que l’on conduit, comme toujours, vers leur destin. » Neuf portraits de mortels bien communs, broyés par les rouages de l’Histoire, dont le plus saisissant reste peut-être celui de Gavino Tric-Trac, le dernier sorcier du village, qui marche à sa perte en récitant la « grande conjuration » : « Ami, bel ami, ennemi, des douze paroles sept je te dirai : sept pour les sept péchés capitaux, six pour les six candélabres, cinq pour les cinq plaies du Christ… » Mis en valeur par une belle traduction, ce petit livre est un véritable bijou littéraire qui donne grande envie d’en connaître davantage sur cette prose de Sardaigne encore fort méconnue par chez nous.
Ceux d’Arasolé
Francesco Masala
Traduit de l’italien (Sardaigne) par Claude Schmitt
Zulma
96 pages, 89 FF
Domaine étranger Le glas et les bouffons
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Eric Naulleau
Les mémoires d’un carillonneur sarde ou un nouveau son de cloche dans la littérature de guerre. Troisième roman traduit de Francesco Masala.
Un livre
Le glas et les bouffons
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.