Claude Seignolle vient de recevoir le prix de littérature populaire Paul Féval, remis par la Société des Gens de Lettres. Espérons que cette distinction ne réduira pas l’écrivain à une seule de ses veines, car il possède des visages multiples. Conteur, romancier tenant une place importante dans la littérature fantastique française, Seignolle est l’auteur d’un grand nombre de volumes, difficilement quantifiable. Né en 1917, il accède aujourd’hui à une relative reconnaissance. Avec la réédition de La Gueule, premier volet de son autobiographie, couvrant les années 1944 à 1950, il est probable que sa renommée grandisse encore. Remarqué à sa première parution par Blaise Cendrars et André Hardellet qui souligna « le don hallucinatoire de la description ! », ce texte est en effet un récit de guerre unique.
Œuvre en désordre à première vue, construite selon le bon vouloir de la mémoire, La Gueule tente d’appréhender la « décade chaotique et tragique d’entre 1940 et 1950 ». Divisé en trois parties rédigées en Sologne, à Stockholm, puis à Casablanca, le texte ne souffre jamais de son morcellement apparent. Les lieux varient mais l’œuvre n’est en aucune façon un récit de voyage, car le liant des souvenirs, le point commun de ces scènes apparemment très diverses, reste toujours le même. C’est la faim, la « Gueule », à laquelle l’auteur donne avec justesse le rôle titre. En la convoquant, il parvient à déterrer les images atroces et réelles de la guerre pour les lier entre elles. Claude Seignolle plaque ses accords sans détour. « Par moments, ça tourne là-dedans et j’étouffe. Ma plume est un scalpel. Vite je me fais une saignée. VOIR, voir, voir, mais DIRE. » Certaines pages de La Gueule pourront faire songer au Louis Calaferte de C’est la guerre. On lira chez les deux hommes le même dégoût, la même révolte face à l’atrocité dont l’humain est capable. La sincérité et la nécessité de parole les rassemblent également. Tous deux sont animés par le désir de donner un grand coup de poing à cette réalité qui n’est guère présentable. Seignolle s’attache à décrire les scènes les plus crues, répertorie les monstruosités qui l’ont marqué. Exécutions sommaires, victimes dont on arrache les yeux, élimination d’un chien errant couvert de croûtes, l’auteur ne laisse rien passer. Il restitue le climat de mort avec exactitude. Et ce qui fait de La Gueule un livre singulier, c’est qu’on y sent un réalisme, toujours à l’affût, se mêler à des poussées plus fantastiques. La réalité devenue insoutenable, on est tenté de la pousser vers le rêve. Le récit de Seignolle se charge alors d’un accent plus mystérieux, devient capable de transformer les soldats allemands en loups verts, la pomme de terre en divinité et les hommes en chiens.
Si la première partie de La Gueule, « Les Kartoffeln », s’attache à décrire avec précision les années de guerre et la captivité de Seignolle dans l’Allemagne nazie, les deux autres sections du roman tentent en vain de s’éloigner, d’en effacer les images. Elles retracent deux voyages ayant eu lieu après le conflit. L’auteur y décrit entre autre un banquet en Suède en 1946. Il s’étonne de voir à quel point ce pays a été préservé, les gens tenus si loin de la faim. Et lui, les voyant bâfrer, se remémore les épisodes douloureux de sa propre expérience. Si la guerre s’efface du présent, la faim restera à jamais ancrée dans les ventres qui l’ont subie.
Durant le conflit, elle touche le plus grand nombre, sans se soucier des camps. En la disséquant, Seignolle accentue le côté organique de la souffrance des hommes. Il insiste sur les corps et leur mise à l’épreuve permanente : « Sa faim à lui n’était venue que plus tardivement, lorsque au bout de trente kilomètres de marche forcée sous le soleil libre dans le gai ciel d’été, ayant bu l’eau laiteuse et puante d’une flaque piétinée, les parois de son estomac replié s’étaient subitement décollées, faisant une place vide, un vide aussi grand que l’intérieur d’un soufflet d’âtre paysan. Dès cet instant, la Gueule se trouva réveillée. Il sentit qu’une main rugueuse se glissait autour du sac de son estomac fait d’une peau douce si précieuse, au dedans tendre et irritable. La main de la faim se mit à bien pétrir cette peau douillette. Elle serrait puis tordait comme la main du laveur de carrelage lorsqu’il essore la wassingue d’épais coton gris. La douleur plissait les lèvres du petit gars. »
L’art de Claude Seignolle est profondément physique. Et le corps contamine même les arbres. La forêt prend alors des allures de monstre presque humain : « … un mâle vent d’ouest, patient et tenace comme un Auvergnat, avait lentement, de ses épaules invisibles, ébranlé et déraciné l’énorme sapin haut comme deux peupliers grimpés l’un sur l’autre et plus ventru qu’un maître chêne. Alors, bien que l’arbre immense se fût couché à l’opposé, le vieux avait tremblé de peur bleue car il avait vu jaillir du sol toutes les tripes de l’arbre, et ces longs boyaux sinueux, solides, musclés, aussi gros que des bras et des cuisses, soulevèrent, éclatèrent le sol de la cour, ouvrant un énorme cratère, manquant écrouler la façade de son unique bien ; manquant entraîner les autres murs dans ce trou béant. »
La faim mène le monde et peu de récits de guerre sont allés forer aussi loin dans l’horreur, réduisant le corps humain à ce que les combats le poussent à devenir, une outre vide. Mais après tant d’atrocités, il reste surtout, et Claude Seignolle ne cesse de nous le rappeler, une vie qui ne veut pas arrêter de battre dans le poitrail, comme s’il fallait conjurer le sort. « Il y a rien et être rien sous une croix en bois, la bouche pleine de terre, le corps plein de vers ; c’est pas tentant. On a bien le temps d’y aller. »
La Gueule
Claude Seignolle
Zulma
256 pages, 120 FF
Domaine français La Chair à canons
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Benoît Broyart
Avec une implacable lucidité, Claude Seignolle livre ses souvenirs de guerre. Réédition essentielle d’un texte paru pour la première fois en 1959.
Un livre
La Chair à canons
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.