Entre deux parenthèses, hommage est rendu aux lecteurs, « ceux qui lisent comme j’écris, sans reprendre souffle et presque jusqu’à l’apoplexie ». C’est vrai qu’ils devront s’armer de ténacité pour venir à bout d’une œuvre tissée de toile tortueuse : phrases à incises, à reprises, à rallonges, sortes d’escaliers biscornus qu’on ne monte pas toujours avec le même entrain. Les verbes y sont déplacés, les sujets omis, sans qu’on sache s’il faut attribuer ces préciosités de construction à un art excessivement conscient de soi, ou à la mémoire d’anciens états de langue (l’auteur enseigne la littérature du XVIe siècle).
Pourtant, pour peu qu’on veuille bien lui prêter l’oreille, le refrain que fredonne Mes Petites Communautés n’a rien de trop dépaysant. Qui prend la parole ? Une Parisienne, enfant choyée qui vint à détester le « tapis d’une existence égale, douce et agréable » qu’on déroulait devant elle, et à deviner dans l’amour filial, et tout particulièrement l’affection de sa mère, « une sorte particulière d’esclavage ». Adolescente, cloîtrée avec « papa maman » dans l’ennui d’une maison de campagne, elle rêve de tuer son père d’un coup de couteau. Un peu plus tard, elle trouve sur les gratte-ciel de Manhattan, dans la conversation d’un improbable oncle par alliance, un peu d’air libre à respirer. Puis il lui faudra, face à une sœur aînée bien trop semblable, préserver encore son identité, afficher un égocentrisme de survie. Quoi de plus normal -de plus commun ?
Entre l’étrangeté de la forme et la relative banalité des affects, le livre pourrait alors s’épuiser, n’étaient d’autres enjeux plus singuliers. Ainsi, lorsqu’à partir d’une photo, la narratrice entreprend de faire l’exact portrait de son grand-père, elle prend bien soin de préciser les termes de cette exactitude : « non pas tel qu’il fut ou tel que je l’ai connu, mais tel qu’il aurait, est et aura pu être ». Et quand elle relate le songe du parricide, elle prévient les velléités des « perce-rêve » : il n’est pas question de faire appel aux spécialistes de l’interprétation, cette solution étant « de démission pure et de soumission stupide ». Enfin, si elle refuse l’héritage de son oncle, c’est qu’elle avait cru fréquenter un pauvre immigré juif, et qu’elle se retrouve maintenant avec le legs d’un riche producteur hollywoodien : ce réel-là ne vaut pas les merveilleux mensonges de l’oncle, et ce qu’ils lui ont « permis d’inventer ». Invention et fiction sont donc ici au cœur de l’entreprise, et l’on comprend mieux les motivations de cette prose tarabiscotée, attentive à égarer les herméneutes, à escamoter toute progression vers une pseudo-révélation. Plutôt qu’à la psychanalyse, n’appartient-il pas en effet à la littérature de revisiter les rêves ? La romancière résiste à l’une, s’abandonne aux prestiges de l’autre. Pas à ses tripes, aux vertiges tant prisés de la confession, ou au lecteur avide de transparence. Elle aurait pu « donner en pâture ses pensées délicates », mais préfère arranger une « histoire à dormir debout » où les parents ne sont pas « tout à fait ». C’est dans cette nuance délicate qu’évolue le livre ; c’est par elle que la voix d’une fille « pas vraiment sympathique » parvient à instaurer la séparation d’avec toutes les « petites communautés ». Et, distante, nous plaît en conséquence.
Mes Petites Communautés
Olivia Rosenthal
Verticales
160 pages, 95 FF
Domaine français Pas si commune que ça
octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28
| par
Gilles Magniont
Perce-rêve s’abstenir : Olivia Rosenthal égare son lecteur dans d’étranges récits. Agaçants et séduisants. À lire jusqu’à l’apoplexie.
Un livre
Pas si commune que ça
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°28
, octobre 1999.