Le jeune héros contemporain de Sébastien Lapaque se fait appeler Philoctète. Anormalement guidé par la « quête du beau », « il se moquait de l’argent. Il ne s’inquiétait pas de l’avenir. Il avait oublié son statut social. C’était rare de rencontrer une personne qui ne faisait pas état de sa situation professionnelle et de ses revenus au bout d’une heure de conversation ». Lecteur acharné de Platon, Philoctète s’imagine « Grec ancien » égaré dans une fin de siècle matérialiste et seulement guidé par de bien fades objectifs de consommation. Comment déclarer la guerre au monde quand on est seul, que les aînés de 68 sont définitivement descendus des barricades et que l’omniprésent langage de la communication veut faire oublier la réalité des classes sociales ? Le jeune homme suit à la lettre le conseil d’un ami : « Toute subversion est intérieure ! ». Individuelle, intime, sa révolte est une forteresse de mots, une grille d’analyse permanente et protectrice, une recherche esthétique qui fait office de morale.
Comme Sébastien Lapaque, son personnage a presque trente ans : il a donc déjà goûté à certaines formes de corruption. À l’âge de vingt ans, alors qu’il animait avec des amis une revue poétique baptisée Incertitude, un requin du show-bizz a fait de lui un parolier de chansons à la mode. Le jeune homme a eu tort de se prêter à un jeu qui n’était que commercial, dans un milieu littéraire -dont l’auteur fait un violent portrait- où l’on utilise Mallarmé pour affirmer l’inutilité de la recherche du sens, où l’esprit de rébellion n’est qu’un concept de marketing. Si Philoctète y a cru, c’est sans doute qu’il est en mal d’une œuvre impossible à écrire, à l’instar de deux amis : « Sous d’autres cieux, ils auraient formé une bande, un clan, une volée. Ils auraient publié ensemble de grands livres. La violence de l’époque exigeait que leur fraternité fut invisible. Ils traçaient isolément les sillons de leur rupture ».
Nous découvrons donc ce personnage, râleur et attachant donneur de leçons, à un âge de déraison affirmée. L’époque à laquelle il rencontre une jeune femme, Clara, qui elle aussi est en quête. Radicalement différente de lui, elle a goûté à une autre forme de corruption qu’elle décrit comme une « odyssée insolite dans l’univers des nuits parisiennes ». Elle a épuisé son corps dans diverses expériences sexuelles tout en gardant une lucidité d’observatrice. Puis elle a « tourné la page », sans doute frustrée elle aussi d’une impossible révélation. Ces deux êtres se rencontrent, se parlent et quittent Paris pour un voyage qui, d’une certaine façon, sera initiatique. Leur départ n’a que l’apparence de la fuite, il est en fait une construction sur les décombres, une façon de répondre à leurs attentes. Dont celle, grandiose, de Philoctète : « La défaite des dieux faux et menteurs. Et le retour des grands temps. Ceux de l’histoire, des passions, de l’amour. Les temps héroïques que je m’invente le soir en m’endormant depuis que je suis gosse ».
Sébastien Lapaque construit son récit à rebours, en partant d’un instant du voyage, en visitant le passé individuel ou commun des deux personnages, en revenant parfois au temps de ce voyage. L’écriture elle-même distille au fil des pages cette « subversion intérieure » que nous évoquions, avec une façon étonnante de redonner vie aux pires poncifs sur l’époque. Ce qui fait de ces Idées heureuses une séduisante profession de foi romantique.
Les Idées heureuses
Sébastien Lapaque
Actes Sud
164 pages, 89 FF
Domaine français L’esprit de résistance
octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28
| par
Christophe Dabitch
Rupture, révolte et romantisme : trois notions que Sébastien Lapaque dans Les Idées heureuses proclame valeurs nécessaires dans le monde actuel.
Un livre
L’esprit de résistance
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°28
, octobre 1999.