Quitte à raviver les couleurs de très vieux clichés, Andrzej Stasiuk, écrivain polonais né en 1960, place résolument sa première publication en français sous le double parrainage de Bacchus et Smyrnoff. Avant de lever le coude, mais aussi le pied car le meilleur du recueil n’est pas à chercher plus loin, l’auteur aligne trois souvenirs d’enfance en forme de Je me souviens, réminiscences de longues heures passées au catéchisme, à l’église et en bibliothèque, dont ce paragraphe inaugural fait entendre la belle tonalité : « Dans la chaleur de la matinée, les peupliers fendaient l’asphalte de leurs longues franges inclinées, sans procurer de fraîcheur. Puis on marchait parmi les marronniers séculaires. Leurs feuillages enchevêtrés, couronnés de verdure, formaient un tunnel qui s’étendait sur des centaines de mètres. À son extrémité on ressentait un léger sursaut qui donnait la chair de poule. (…) Les maisons pauvres et sordides du faubourg se cachaient derrière les framboisiers, les massifs de lilas, dont on ne savait jamais vraiment s’ils se tenaient là par sympathie ou par oubli. Au fond, c’est sans importance. »
Suivent une dizaine de contes de la déglingue ordinaire, rythmés de brefs séjours dans les paradis artificiels et de moroses séances de baise. Cocktail de haschisch, d’alcool et de sexe, administré sur fond de musique des Doors ou de Neil Young, qui peut passer pour une boisson forte dans le contexte d’un pays successivement (et parfois simultanément) dominé par les conservatismes communiste et catholique en matière de mœurs, mais risque de laisser un arrière-goût de bouchon au public ouest-européen, lequel en a certainement vu/bu d’autres. Dans le registre des périples ferroviaires effectués en état d’ébriété (Voyage), il est par ailleurs à craindre que le Moscou-Petouchki de Vénédict Erofeiev (Albin Michel, 1976, réédition chez Ibolya Virag, 1998) demeure un insurpassable modèle pour plusieurs siècles encore. Restent quelques moments de grâce littéraire tels la première gorgée de bière avalée au petit matin (« car la soif tournait en moi, comme un rat ou un oiseau en cage ») en compagnie de clochards indolents (Zula Egipt) ou la vision d’un kiosque à journaux dans Par le Fleuve : « Des femmes nues enfermées dans un aquarium grillagé gisaient comme des poissons crevés sur une plage. Personne ne viendra et elles se verront mourir comme les feuilles d’automne, pourriront, et recouvertes de nouvelles couches, se décomposeront. »
Andrzej Stasiuk ne se trouve en la circonstance guère favorisé par une traduction sujette à d’incompréhensibles hauts et bas, qui compromet la lisibilité, pour ne rien dire du plaisir de lecture, de certains passages. Dans un inventaire loin d’être exhaustif, il conviendrait en outre de s’interroger sur un pigeon trotteur (p. 123), dont plus d’un turfiste restera surpris, sur le « septième sens » (p. 75) dont paraît disposer le narrateur et que l’on croyait l’exclusif apanage de Paco Rabanne, ainsi qu’à propos de l’orteil surnuméraire (p. 53) attribué à une certaine Nadia fort bien faite de sa personne pour le reste. De curieuses histoires de « pied », sans que la métrique n’ait jamais rien à y voir, ponctuent d’ailleurs Par le fleuve puisque ce mot, au singulier, manque tout bonnement en page 97 et que trois pages plus loin, au pluriel cette fois, il n’en reste que l’unique doigt de la lettre « s ».
Par le fleuve
Andrzej Stasiuk
Traduit du polonais
par Frédérique Laurent
Le Passeur
224 pages, 110 FF
Domaine étranger La vodka de la défonce
juillet 2000 | Le Matricule des Anges n°31
| par
Eric Naulleau
Errances en zigzags de Andrzej Stasiuk, natif de Varsovie et fervent adepte de la dive bouteille. Nouvelles irrégulières d’un jeune quadragénaire.
Un livre
La vodka de la défonce
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°31
, juillet 2000.