Le nouveau roman de Svetlana Velmar-Jankovic brille des mêmes qualités que son prédécesseur (le très remarqué Dans le noir, Phébus, 1997) : vitesse d’écriture et force d’évocation remarquablement servies par la traduction d’Alain Cappon, grand passeur hexagonal du serbo-croate, de cette langue qui demeure aujourd’hui l’un des derniers vestiges unitaires de l’ex-Yougoslavie. La question linguistique occupe d’ailleurs une place importante dans les courriers électroniques que la narratrice adresse à son frère, exilé de longue date aux États-Unis, durant les trois mois que durèrent les bombardements de l’Otan sur la Serbie -soit d’avril à juin 1999. La guerre des langues déclarée en 1967 entre le serbe et le croate, ici relatée dans tous ses passionnants détails, est fort justement définie comme « la toute première provocation en duel de l’après-Seconde Guerre mondiale entre Zagreb et Belgrade. » Première fissure dans la belle façade yougoslave qui irait s’élargissant jusqu’aux drames que l’on sait. Le parti pris épistolaire -le destinataire étant censé mal connaître ce qui est advenu dans son pays d’origine depuis qu’il a quitté celui-ci- autorise en outre plus généralement d’alterner l’évocation d’un demi-siècle d’histoire tourmentée et les épisodes contemporains, telle cette belle scène d’attente dans une librairie, sur fond sonore des sirènes annonciatrices d’une attaque aérienne.
Ceci posé, il convient de souligner avec force que le présent roman se confond pour l’essentiel avec un insidieux recyclage de tous les clichés du nationalisme serbe le plus éhonté. Passe encore que l’auteur attribue les malheurs de son pays à une manière de mystérieuse malédiction séculaire -comme si c’était le Destin qui devait comparaître devant les juges du TPI à La Haye et non Slobodan Milosevic ou Radovan Karadzic. Passe aussi que le bon vieil opium du peuple, en sa variante orthodoxe, remplace dans ces pages l’ancienne religion du communisme, que les thuriféraires de la Serbie nouvelle se parfument désormais à l’encens plutôt qu’à la sueur de prolétaire. Mais lorsque les raids sur Belgrade se trouvent comparés avec insistance aux tentatives d’extermination des Cathares au XIIIe siècle ou des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, on quitte le domaine du folklore balkanique (selon les « serbo-maniaques », toute l’affaire yougoslave tiendrait à l’existence d’un immense complot vaticano-germano-américain) pour entrer dans celui de l’infamie.
Devant l’amnésie qui paraît accabler notre écrivain, il semble utile de rappeler que ces attaques (dont on peut bien entendu discuter le principe et, plus encore, les modalités) entendaient mettre un terme au régime d’apartheid et de terreur instauré au Kosovo par le pouvoir central serbe.
Mais il y a plus grave encore. Page 135, l’auteur laisse entendre, par la bouche d’un de ses personnages, que le carnage du marché Merkale durant le siège de Sarajevo aurait été en réalité l’oeuvre des Bosniaques eux-mêmes et non celle des extrémistes serbes. Ne suffit-il pas à madame Velmar-Jankovic que des innocents aient été sauvagement et lâchement massacrés, qu’il lui faille encore, par délégation, cracher sur leurs tombes ?
Cette manière de confondre bourreaux et victimes, qui court à la manière d’un fil rouge sang tout au long du livre, soulève d’autant plus l’indignation (et le coeur) que le talent littéraire doit être ici considéré comme une circonstance aggravante.
Le Pays de nulle part
Svetlana Velmar-Jankovic
Traduit du serbo-croate
par Alain Cappon
Phébus
304 pages, 21 € (137,75 FF)
Domaine étranger La mémoire flanche
décembre 2001 | Le Matricule des Anges n°37
| par
Eric Naulleau
Dans son deuxième roman traduit en français, Svetlana Velmar-Jankovic réinterprète de bien curieuse façon le récent passé serbe. Un insidieux recyclage de clichés.
Un livre
La mémoire flanche
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°37
, décembre 2001.