Quand on évoque l’oeuvre d’Hubert Lucot, c’est généralement pour souligner ses caractéristiques formelles, pour vanter la phrase lucotienne comme on vante la phrase proustienne, c’est-à-dire pour ne pas dire ce qu’elle révèle et ce qu’elle nous apporte. L’écrivain lui-même a dû brouiller les pistes en formulant à travers des expériences originales comme celle du Grand Graphe ses démêlés avec le temps, l’espace, la mémoire. Avec le temps justement, on apprend à lire Hubert Lucot, on s’attache à l’écrivain, à ses fantômes et l’essentiel de l’oeuvre peu à peu livre sa substance.
Une écriture condensée fidèle à une expérience en constante évolution, commencée en 1953 et que l’auteur définit quarante-cinq ans après en ces termes : « l’aventure de l’immédiat ». Par opposition à la fiction linéaire d’où surgit un monde fini, clôt, sans ruptures, donc entièrement faux, Hubert Lucot s’attache à traduire avec le plus d’exactitude possible l’existence des êtres et des choses dans leur plus troublante présence au monde. La question étant primordialement : « Qu’est-ce que être là ? Est-ce pensable ? » (Probablement, P.O.L 1998).
Partant de la réalité immédiate, depuis Autobiogre d’AM 75 jusqu’à Frasques, l’oeuvre d’Hubert Lucot condense des évocations de lieux, de personnes (personnages), d’événements, de souvenirs pouvant appartenir tant à sa vie véritable qu’à une vie fantasmée. Ainsi, d’un livre l’autre, on retrouve avec des variantes les divers éléments de son écran intime. Y revenant sans cesse et accédant par là à un surcroît de conscience, l’auteur les fait accéder à un surcroît d’existence. « Par des ajouts et retraits, en appuyant, en allégeant, j’ai transformé ma vie brève en le morceau de temps long qu’elle est ’’réellement’’ (…) » (Frasques).
De cette entreprise autobiographique anticonventionnelle, le projet n’est pas de se raconter, mais de traduire avec des mots le sentiment confus du devenir, d’en pénétrer les fragiles tissus.
Cette question de l’être dans son rapport au temps est la préoccupation majeure de Frasques, les précédents livres de l’auteur cherchant davantage à percer le coeur du réel, à en stigmatiser les incohérences politiques ou sociales. Ce sont les êtres du passé, vivants ou morts (leur mort), amis, collègues de khâgne disparus, souvenirs encore vifs de l’enfance ou des premières années de l’âge adulte, qui hantent ce livre beau et fragile. Comment ne pas être ému en lisant les pages consacrées à A.M ou Anne-Marie, épouse de l’écrivain, être aimé entre tous et personnage omniprésent à l’oeuvre. Comment ne pas être touché par ce livre en équilibre constant entre la raison analysante et l’émotion. Ainsi de Julie, petite chatte, « être ultime » : « Paris, 20 octobre 1998. Julie va mourir. Nous déciderons sa mort. Je porte ces deux phrases depuis hier soir. Je les écris hors de sa maison, la nôtre. »
Avec Frasques, quelque chose de nouveau se passe, un peu comme si, s’y penchant d’un peu trop près, l’écrivain était soudainement rattrapé par son passé. Un relâchement apparent qui n’est autre que la résultante d’une vie entièrement dévolue au travail de l’écriture. C’est ce qu’on appelle la grâce, équilibre de la forme et du contenu. Comme l’agile surfeur sur la crête de la vague, Lucot ne nous surprend pas, il comble notre attente.
Frasques
Hubert Lucot
P.O.L
265 pages, 19 € (124,63 FF)
Domaine français Surcroît d’existence
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Marie-Laure Picot
Plus que jamais sur les traces de Marcel Proust, Hubert Lucot nous propose avec Frasques le livre qui, d’entre tous, fait la part la plus belle au passé et à la mémoire.
Un livre
Surcroît d’existence
Par
Marie-Laure Picot
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.