Parfois, le froissé de la mélancolie irise l’eau calme des jours. La clarté du quotidien se trouble et s’obscurcit dans la nostalgie. Natsumé Sôseki contemple l’onde chagrinée puis, d’un trait de plume, d’un sourire, il atténue les fugaces contrariétés d’une vie « semée de désagréments » : une mère morte en lui léguant, alors qu’il n’a qu’une dizaine d’années, la tenace image d’une « vieille dame » ; son enfance de garçon adopté qui, de retour dans sa famille naturelle, se méprend sur ses « vrais parents » ; les traîtrises d’une maladie, un ulcère à l’estomac, qui le dévaste dès 1910 et l’emporte définitivement en novembre 1916 : « Tout comme l’Allemagne est en guerre contre les Alliés, je suis en guerre contre la maladie. Et si maintenant je puis me permettre d’être assis face à vous, ce n’est pas parce que la paix est revenue, mais parce que je me suis terré dans les tranchées, pour un bras de fer avec la maladie ». Adoucie, l’amertume se dissipe dans la « remarquable monotonie » de la vie.
Dans sa demeure du nord-ouest de Tokyo, questionnant l’univers à travers la vitre de la véranda de son bureau, Natsumé Sôseki, écrivain de l’ère Meiji (1868-1912), installe ses désarrois dans l’émerveillement et l’humilité. « Je suis gêné de remplir la page de pensées aussi oisives que les miennes », annonce-t-il d’emblée avant d’entreprendre, début 1915, la rédaction d’un journal achevé le 14 février de la même année. « Simplement, on m’a suggéré d’écrire à partir du Nouvel An. C’est pourquoi je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le seul à m’y intéresser ».
Provoqué par le quotidien japonais Asahi Shinbun, ce récit autobiographique se dérobe aux vanités de la confession. Nulle révélation dans ces pages où la naïveté et la grâce corrigent le scepticisme et l’ironie de l’auteur de Je suis un chat (1905). L’intuition et le naturel guident cette lente et douce méditation d’un homme de quarante-trois ans convaincu que « la mort est plus précieuse que la vie ».
C’est avec plus de gratitude que de regrets que Natsumé Sôseki, un an avant sa mort, s’interroge sur son art. Par son ton et ses préoccupations, par la simplicité de son style, la limpidité de cette chronique qui tend vers la fable, À travers la vitre évoque un autre livre de l’écrivain, Choses dont je me souviens1, paru cinq ans auparavant en feuilleton dans le journal Asahi -Sôseki avait rejoint cette publication en 1907 après sa démission de son poste de professeur de littérature anglaise à l’université impériale de Tokyo.
Réunissant des textes en proses, des haikus (Sôseki en composa plus de 2500) et des poèmes en chinois (ou « kanshi »), Choses dont je me souviens exaltait une vision apaisée de l’existence. C’est une même harmonie, préservée des corrosions du quotidien, que propose À travers la vitre : « Maintenant que la sérénité s’est installée dans la maison et dans mon coeur, je vais ouvrir en grand la vitre et j’achève ce texte, en plein ravissement, plongé dans la lumière calme du printemps. Puis, je compte faire une sieste, sur la véranda, un coude replié ».
À travers la vitre
Natsumé Sôseki
Traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura
Rivages
170 pages, 5,95 € (39,02 FF)
1Disponible aux éditions Philippe Picquier qui ont proposé l’an dernier Sôseki Haikus, un recueil de 135 haïkus illustrés de peintures et calligraphies de l’auteur.
Domaine étranger Journal d’un armistice
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Pascal Paillardet
En 1915, un an avant sa mort, Natsumé Sôseki honore le "côté lumineux" de l’existence dans un bref mais limpide journal, en se dérobant aux vanités de la confession.
Un livre
Journal d’un armistice
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.