Gilles Laubert crie de la langue. L’écrivain commence son récit par un prologue où le narrateur est victime d’une agression pédophile à l’âge de 6 ans : « Tout cul par-dessus tête j’étais. Tout le zizi je le savais plus. Tout à moi le petit garçon que j’étais il était parti. Volé. Tout il était mort. Mort il était. Tout l’institueur déjà battu il m’avait… » La langue en ressort explosée. « Et l’institueur le touchait, le tuait, le terrorisait, le malmenait, le pendait par la langue au tableau noir ». Cette langue pendue, toute noire trempée dans l’encrier, est l’image de cette amputation de soi. Se succèdent alors toute une série de tableaux, comme l’Histoire de l’enfant avant qu’il ne naisse ! ou encore L’éducation politique du jeune homme !, des séquences tout en interjection. Le narrateur se perd dans toutes sortes d’errances, de haines, de combats, de fuites qui le mènent jusqu’à l’alcoolisme. Au bout du compte, chaque dérive est une manière d’ « aligner les mots, pour enfin les mettre à la redresse de son corps ; pour enfin qu’il soit propre, en ordre, ce corps de l’extrême… » La langue est éructée, virulente, très sonore. Comme des lambeaux de phrases pour essayer d’en finir avec la chair.
Ce qui est déroutant dans ce monologue, c’est la collision entre un récit très intime et une vision à vif du monde. La mise à nu plonge à l’intérieur même des tripes. Ainsi, dans une séquence, l’écrivain place son narrateur dans le ventre de sa mère, demandant à son père de se retirer pour ne pas devoir venir au monde. Et dans le même temps, le monde et ses guerres, en particulier celle d’Algérie et la Deuxième Guerre mondiale, sont englouties dans les tripes… Gilles Laubert mêle la violence intime à celle du monde, et l’endroit de convergence de ces deux violences est la langue. Pour l’écrivain, être privé de langue, c’est être dépossédé du monde et de sa propre humanité.
C’est à 38 ans que le narrateur voit la « douleur se sécher au soleil du midi » dans la clinique du Centre d’Action et de Libération des Maladies Éthyliques. Le temps pour lui de la reconquête de la chair par le verbe. Le moment où la langue peut « se languir » et enfin dire le flux de l’histoire. L’âge aussi de grandir et d’ « en finir avec ces putrides. Ces Atrides. Ces atrocités. Ces foies dévorés. Ces yeux crevés. Ces malédictions… » Et l’écrivain avance un désir qui résonne particulièrement en ces temps inquiétants où la langue est de bois : « Ô mes pauvres cocus de l’histoire ! Ô mes agneaux assassinés, exploités muets ne le restez pas. Analphabètes, anorexiques de mots ne le devenez pas. Vous, tous ceux des légions des enfants maltraités, vendus, exploités, le dos courbé sur les métiers à tisser (…) laissés sur le pavé langue coupée, mains arrachées, sans l’écrit, dans le silence du meurtre, vous tous mes frères humains, éclopés de la langue, une tour de Babel nous finirons bien par l’habiter. Ô mes camarades ! Il faut inventer des poèmes, des chants, des mots nouveaux à faire pâlir les proxénètes, à faire rougir les bourreaux, à soulever les voiles des palais, à révolutionner la terre. » Un idéal de société on ne peut plus d’actualité.
L’Abus
Gilles Laubert
Les Solitaires Intempestifs
46 pages, 7 euros
Théâtre Éclopés de la langue
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Laurence Cazaux
Gilles Laubert éructe l’itinéraire douloureux de la vie et de la langue d’un jeune homme, victime de L’Abus. Des lambeaux de phrases pour en finir avec la chair.
Un livre
Éclopés de la langue
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.