Exercice de dépouillement, voyage au bout du possible, lente migration vers cet instant où la vie soudain atteint sa limite, le dernier recueil de José Angel Valente, Fragments d’un livre futur, toujours traduit par le fidèle Jacques Ancet, est une approche à la fois lucide et apaisée de la mort à travers la mise en consonance de tout ce qui peut rapprocher cet état d’attente de l’état d’écriture. Marche à la dépossession, saisie fragmentaire du travail de l’évidement et de cette mathématique du vide qu’est la mort, ce livre est aussi une sorte de testament poétique, ce qui ne saurait étonner chez un poète héritier d’une tradition essentiellement méditative allant de Saint Jean de la Croix à Edmond Jabès en passant par Hölderlin et Paul Celan.
Hanté par le point zéro -ce sera le titre qu’il choisira de donner à son oeuvre complète en vers-, ce point paradoxal où l’origine touche à la fin, et qu’il considère comme la matrice de toute création, José Angel Valente s’avance, ici, jusqu’au bord de l’extrême, s’effaçant presque pour écouter la musique tout intérieure du temps et en recueillir la substance. « La solitude se peuple de fantômes de papier et de paille, de portraits de personne, de plaques métalliques, de pages nues où rien n’est écrit. Le froid dévaste la mémoire et déjà nous nous mettons à ne pas être. »
Fragments qui unissent l’aléatoire et le primordial, l’innocence et l’évidence, tentent de saisir ce qui se manifeste « Dans la beauté/ si lente d’un automne où le vent balaie les derniers/ réduits secrets du coeur ». Nous sommes face à un texte brisé, confrontés aux éclats d’un réel ouvert sur le manque, le silence et les trous noirs de la mémoire. Approche radicale d’un état de nudité tel qu’il tend à la transparence absolue. « Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il entraîne beaucoup de choses avec lui. Le vide, il laisse le vide. Se laisser vider par le temps comme les petits crustacés et les mollusques se laissent vider par la mer. Le temps est comme la mer. Il nous use jusqu’à être transparents. Il nous donne la transparence pour que le monde puisse se voir à travers nous ou puisse s’entendre comme nous entendons la sempiternelle rumeur de la mer dans le creux d’un coquillage. » Dans l’immobilité vibrante de l’haleine des choses flotte la dépouille des souvenirs. Mais derrière l’hommage au disparu, et sous cette scrutation passionnée du sensible, se profilent un aboutissement et un avènement : l’ombre de ce point zéro qui est au coeur du cycle des métamorphoses. « Du vide/ viennent les mots,/ ils nous possèdent nus en leur centre embrasé/ et là nous désengendrent/ pour nous faire naître. »
Par delà cette tension extrême entre absence et imminence, et à l’image du soleil qui, en son déclin, défait peu à peu les formes et les efface, il s’agit d’accepter de s’effacer comme une vision. « Mourir peut-être ne sera que cela,/ tourner doucement, corps,/ le profil de ton visage dans les miroirs/ du côté le plus pur de l’ombre. »
Exercice de rétraction. L’être et le non-être se rejoignant dans l’immobile, au confluent de l’impalpable et de l’innommable, dans le silence de la lumière aspirant le visible, et rendant la parole aux puissances de la nuit. « De la nuit est monté un choeur dans une langue impossible à interpréter. Tu as pensé : c’est la véritable chanson, et tu t’es peu à peu dilué, lentement, très lentement, dans le non déchiffrable. »
Fragments d’un livre
futur
José Angel Valente
Traduit de l’espagnol
par Jacques Ancet
José Corti
211 pages, 17,50 euros
Poésie Testament brisé
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Richard Blin
Fragments d’un livre futur nous confronte aux éclats d’un réel ouvert sur le manque et le silence. Face à l’obscure avancée des ombres, l’ultime défi de José Angel Valente (1929-2000).
Un livre
Testament brisé
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.