La Peur est un livre maintes fois rescapé. D’abord parce que son auteur Gabriel Chevallier (1895-1969) a eu la chance de survivre aux tranchées de 1914 jusqu’à 1918 ; ensuite parce qu’il est de ces écrivains à la ramasse dont seuls les chineurs font encore leur quatre heures du Clochemerle ; enfin parce que La Peur (1930) est retourné au feu plus tôt que prévu : la nouvelle édition sitôt imprimée a presque totalement disparu dans la récente brûlerie du hangar des Belles-Lettres. Il en reste une poignée d’exemplaires qu’il faut s’arracher parce que La Peur n’est pas n’importe quel chef-d’œuvre en péril. C’est l’un des plus grands livres sur la guerre des tranchées, un livre d’une liberté, d’une honnêteté et d’une lucidité imparables. On avait lu Céline, Barbusse et Dorgelès, il faut lire maintenant Gabriel Chevallier qui savait bien en matière de peur de quoi il retourne.
« Lorsque la peur devient chronique, écrit-il, elle fait de l’individu une sorte de monomane. Les soldats appellent cet état le cafard. En réalité, c’est une neurasthénie consécutive à un surmenage nerveux. Beaucoup d’hommes, sans le savoir, sont des malades, et leur fébrilité les pousse aussi bien au refus d’obéissance, aux abandons de poste, qu’aux témérités funestes. Certains actes de courage n’ont pas d’autre origine. » Bien entendu, ce discours restera mal compris. On tiendra Chevallier pour un cynique (son éditeur lui-même use de ce mot en quatrième de couverture). On est pourtant loin du compte car son individualisme, son ironie saine, décillée, et son rejet des attitudes grégaires ne lui font pas oublier qu’il participa à la boucherie avec « vingt millions d’imbéciles… comme moi ». Nulle provocation, c’est le constat d’un homme libre. Chevallier a compris quel jeu on lui avait fait jouer et il n’en est pas fier. Il en a du moins acquis d’en parler librement même si son propos n’est pas recevable par ses contemporains, les gens de « l’arrière », inconscients va-t-en-guerre à qui l’on bourre le mou, ou par les généraux, orgueilleuses ordures, méprisables baudruches de salon, indifférentes à la vie des hommes. Il serait plus étonnant que l’on s’obstine aujourd’hui à faire semblant de ne pas entendre ce que Gabriel Chevallier nous signifie (quarante ans avant les Stranglers) : la mort du héros.
La Peur
Gabriel Chevallier
Le Passeur
317 pages, 19 €
Histoire littéraire Vingt millions d’imbéciles
septembre 2002 | Le Matricule des Anges n°40
| par
Éric Dussert
Un livre
Vingt millions d’imbéciles
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°40
, septembre 2002.