Il était de ceux pour qui la poésie n’est pas un moyen d’expression mais un mode de connaissance. La poésie, Stanislas Rodanski ne la conçoit qu’en termes d’impossible, de mystère toujours en avance sur les mots, de déroute qui enchante. C’est ce défi hautainement dressé, cette expérience des plus nues et des plus fortes dont essaie de rendre compte Alain Jouffroy. Texte émouvant parce que Rodanski et lui furent, dans les années 1947-48, amis et complices au point de partager la même chambre et les activités du groupe surréaliste que Breton venait de reformer autour de lui. « Nous vivions la négation de la vie comme la seule manière décente de ne pas mourir. (…) Nous avancions ensemble dans l’inacceptable accepté par tous ». Mais « Stan annihilait par sa présence, par sa voix, tout ce qui n’était pas lui » écrivait déjà Jouffroy, en 1977, dans sa Lettre ouverte à Stanislas Rodanski, qui, depuis longtemps déjà, avait choisi de mettre entre le monde et lui les hauts murs d’un asile.
Mais qui était vraiment Stanislas Rodanski, né Bernard Glücksmann, en 1927, à Lyon, et qui, à 27 ans, entra volontairement en hôpital psychiatrique pour n’en ressortir que mort, vingt-sept ans plus tard ? « Personne » répond Jouffroy. « Son identité était imaginaire. » C’est que, hanté par les héros de La Table Ronde comme par ceux de certains faits divers, dévorant les romans de gare comme les films de série B, fou de Rimbaud, de Nerval, de Nietzsche, et persuadé, comme Novalis, que l’univers n’est qu’une écriture chiffrée, Rodanski poursuivit toute sa vie un Graal qui avait des allures de Paradis perdu. Mobilisant toutes ses forces vives, cette quête le confronta très vite à de sérieux problèmes d’identité. Car, quand il se prend pour Lancelot ou Tristan -deux figures condensant toute la souffrance d’amour-, ou quand il choisit Astu (le dernier mot du dernier télégramme de Nietzsche) comme mot de passe, il s’agit bien moins de brouiller les pistes à la manière d’un Pessoa, que d’un véritable sentiment de réincarnation, d’une mise en question radicale de soi et de l’exigence désespérée d’un sens. Entre le « Je est un autre » de Rimbaud, et le « Je suis l’autre » de Nerval, il errera toute sa vie.
Ce qui va de soi ne l’intéresse pas. Seule l’inaccessible beauté, celle qui rôde aux extrêmes confins du Désir et du Temps, lui semble digne d’attention. L’égarement au pays de la Fée ou des « soupirs de la sainte », l’errance en la forêt de Brocéliande de toutes les chimères sont symptomatiques de son ouverture à d’autres présences. Toujours aux aguets, constamment dans un « état d’âme dont l’âme est absente », il devient l’autre. Si bien qu’écrivant, Rodanski -tout aussi désemparé que Lancelot lorsqu’il déclarait « J’ignore totalement qui je suis et où je vais »- devient le spectateur de sa propre aventure.
L’amour, le rêve d’amour qui est le mobile privilégié de sa quête, s’incarne sous la double figure d’une Yseut-Justine, -« peut-être la pure figure du désir de l’esprit »-, et d’une Béatrice chimérique. Conception qui relève du mythe, certes, mais aussi et surtout d’une vérité de malaise où l’ombre et la proie finissent par se confondre dans une ténébreuse harmonie faite de trahisons grandioses et d’enchantements périlleux. « Ce ne sont là que poursuites, chasses dans un tableau enivrant de roman policier, déguisé, vécu comme un songe. (…) Appâts, feux, maux inconnus, rendez-vous truqués, serments frelatés, jeu de l’apparence fausse avec la proie. Maladie louche faite à dessein pour attiser le plaisir jusqu’à la fureur. Charme. Dolence, indolence. Douloureuses gardes. Piège d’or d’une natte blonde dans la neige… »
Mêlant sans cesse le vécu à l’imaginaire, prenant le risque d’une clairvoyance neuve, Rodanski joua sa vie sur des signes, des intuitions, des rencontres de l’ordre du hasard objectif, comme ce jour où il tomba sous le charme d’un aviron et d’une aile sanglante. « Je fis quelques pas et tombai sur un aviron abandonné auprès de l’aile d’un goéland -blanche et raide, poissée de sel et sanglante. Cette trouvaille me parut fatidique, j’en ressentis une impression indicible. Le signe d’une gloire morte et l’indice d’une possibilité que me donnait le hasard sur cette grève perdue, où roulaient des vagues ensorcelantes, m’invitait à faire quelque chose. Je plantai l’aviron dans le sable et j’y accrochai l’aile, abandonnant le tout comme un amer sur le rivage. Le sort en était jeté. (…) Ce que je n’ai encore raconté à personne, c’est que j’écrivis mon nom dans le sable comme on le ferait sur une tombe. » Cette scène -il l’apprendra plus tard- se déroule à Penmarch. « Penmarch, c’est là que Tristan agonisant se fit porter pour guetter sur la mer le retour d’Yseut la blonde. » Toute l’œuvre de Rodanski -de La Victoire à l’ombre des ailes (Le Soleil noir, 1975) préfacé par Julien Gracq, comme Écrits (Christian Bourgois, 1999), à Horizon perdu (Comp’Act, 1987) en passant par Des Proies aux chimères (Plasma, 1983) ou les extraits de son Journal (Deleatur, 1991)- est comme irradiée par ces conjonctions du délibéré et de l’imprévu, ces coïncidences stupéfiantes qui, éveillant des nostalgies magiques, l’entraînent dans un au-delà des apparences dont l’absolu est l’horizon.
Toujours en déséquilibre entre apparition et disparition, on comprend que Rodanski ait choisi l’asile comme sas de survie. Cette façon d’être à côté, de s’assigner à résidence par peur de l’énormité d’un secret sans doute impartageable, même avec lui-même, tient d’une souveraineté qui remet le corps et l’émotion au cœur de la poésie. Dans ce voyage sans retour à l’ombre des ailes de l’Ange du Bizarre, Rodanski a très vite compris qu’il n’avait d’autre embarcation que le bateau ivre de son moi désancré, dérivant au gré des rencontres et des images. D’où sa façon d’être sans y être, sa manière d’aller vers l’inconnu, de mettre en mots, dans un au-delà du désir, des fantasmes empruntant leur force de figuration à la féerie moderne du cinéma ou à des atmosphères nervaliennes. Des textes qui restent captifs de leur mystère mais qui, en dépit de tous les déserts de la fatalité, donnent une âme au rêve.
Stanislas Rodanski, une folie
volontaire
Alain Jouffroy
Jean-Michel Place
125 pages, 11 €
Poésie Une étrange splendeur
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Richard Blin
Surréaliste en dérive perpétuelle d’identité, poète des abîmes, fiancé de l’Absolu et adepte du ratage sublime, tel fut Stanislas Rodanski (1927-1981). Un poète maudit à redécouvrir.
Un livre
Une étrange splendeur
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.