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Intemporels Initiation andalouse

novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41 | par Didier Garcia

Tout à la fois picaresque, libertin, fantastique et savant, le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki est un roman enchanteur. Perdu, augmenté, plagié, il aura connu un destin singulier. Retour sur une légende littéraire.

Manuscrit trouvé à Saragosse

Ethnologue, savant, voyageur insatiable, homme politique (il milita en faveur de l’abolition du servage, créa une imprimerie libre à Varsovie, où il édita des brochures révolutionnaires), fondateur des études de langues et civilisations slaves, Jean Potocki (1761-1815) mit son érudition au service d’une œuvre essentiellement historique, écrite directement en français bien qu’il fût polonais, et qui ne lui valut jamais le succès.
Commencé en 1795, achevé peu avant son suicide légendaire (il se serait donné la mort avec une balle de fusil limée pendant plusieurs années), le Manuscrit trouvé à Saragosse demeura majoritairement inédit du vivant de Potocki, et les rares extraits que ses contemporains purent découvrir parurent en placards sans la signature de l’auteur. Il fallut attendre 1847 pour que le volume voie enfin le jour dans son intégralité, et 1958 pour que les lecteurs français accèdent, par les soins de Roger Caillois, à une version minimaliste qui ne donne à lire qu’un quart de l’ensemble. Entre-temps, Jean Potocki avait été plagié à trois reprises, par Charles Nodier notamment, en 1822, dans son Infernaliana (petit recueil d’histoires de fantômes), puis par Washington Irving -et un parfait inconnu, le comte de Courchamps, pseudonyme de Maurice Cousin, avait flétri sa modeste carrière d’écrivain dans un procès qui avait agité le landernau littéraire…
Cette nouvelle présentation intégrale (il s’agit de sa septième édition depuis 1989), basée sur la totalité des sources aujourd’hui accessibles (imprimés, autographes, copies manuscrites, traductions), offre au lecteur un texte composite, établi à l’aide des versions françaises originales, et la traduction polonaise retraduite -le récit étant lui-même donné pour une traduction de l’espagnol.
Le Manuscrit trouvé à Saragosse entraîne le lecteur, pendant plus de deux mois, dans l’épreuve initiatique d’Alphonse Van Worden, jeune capitaine des Gardes wallonnes, vécue et subie lors de son passage dans les Alpujarras, une chaîne montagneuse située entre Grenade et la Méditerranée -c’est-à-dire en Andalousie, région alors réputée pour ses brigands, ses gitans et des démons.
L’ensemble est placé sous l’autorité d’un dispositif énonciatif hérité du Décaméron de Boccace ou de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, même si le cadre ne compte ici que 66 journées (contre cent et soixante-douze pour les deux florilèges parangons) : réunis dans la Sierra Morena pour des raisons que le lecteur ignore jusqu’à la fin du volume, des personnages de divers horizons racontent tour à tour leur histoire. L’originalité du recueil de Potocki réside dans l’enchâssement des narrations, qui en fait un véritable roman à tiroirs : puisant aussi bien dans sa propre vie que dans la bibliothèque mondiale (les Lettres de Pline, les récits de Eberhard Werner Happel), chacun présente à l’assemblée conteuse l’« histoire merveilleuse » de son choix, à l’intérieur de laquelle le narrateur rencontre quelqu’un qui lui relate à son tour son histoire -certaines journées mettant ainsi en abyme jusqu’à cinq narrations différentes, et le lecteur en oubliant parfois l’identité du conteur principal ! Outre cette formidable construction gigogne, le Manuscrit trouvé à Saragosse constitue aussi une anthologie des genres narratifs connus à l’époque : roman noir et picaresque, conte fantastique et libertin, récit philosophique…
La version partielle de Caillois pouvait abuser le lecteur quant au genre du récit : en plaçant le volume sous le seul patronage du fantastique, il en faisait « un chef-d’œuvre de la littérature fantastique de tous les temps » (dans la lignée de Cazotte et d’Hoffmann) ; on n’y lisait guère que les avatars du même récit, dans un univers exclusivement régi par le despotisme des démons. À la lecture de l’édition intégrale, on comprend que le fantastique n’y règne pas sans partage et que le libertinage y tient un rôle prépondérant -le florilège n’en reste pas moins un « roman bizarre », pour reprendre les propres termes de Potocki. On y rencontre une profusion de gens peu fréquentables, qui viennent perturber le sommeil des principaux personnages : un cabaliste, un nain au visage d’or, le Juif errant (âgé de dix-huit siècles, condamné à l’errance pour avoir maltraité ou raillé le Christ sur le chemin de Golgotha), des spectres, des succubes, des morts chantant d’épuisantes litanies, des pendus qui se détachent de leur gibet pour commettre mille désordres, des génies malfaisants, des squelettes un peu hargneux… Mais passé le premier tiers du volume, où les narrations ne répondent qu’à la logique du roman et des coups de théâtre (ainsi, durant les quatrième et cinquième journées, le jeune Alphonse est arrêté sans raisons apparentes, jeté brutalement au fond d’un cachot, mis à la torture, sauvé in extremis par un bandit, puis entraîné dans un palais situé au fond d’un puits), le récit quitte ce pandémonium pour des intrigues amoureuses parmi les grands d’Espagne, où l’on s’occupe de sentiments nobles et du code de l’honneur, où l’on a l’épée facile (en des temps où l’on pouvait tuer son rival sans se compromettre auprès de sa belle), le poignard franchement leste, l’emprisonnement rapide, et où des jeunes femmes, bien sûr ravissantes, se rendent voilées à leurs rendez-vous galants et accompagnées de leur duègne… Les narrations se trouvent alors interrompues par des digressions philosophiques, mathématiques ou religieuses, dans des pages où l’érudition de l’historien évacue l’inspiration romanesque.
Même s’il arrive au lecteur de se perdre dans l’enchâssement des histoires, le Manuscrit trouvé à Saragosse le tient en haleine, tant par son contenu narratif, dont la diversité n’est pas sans rappeler celle des Mille et une Nuits, que par son dispositif formel, qui étonne par sa rigueur et son audace. Un texte qui peut donc séduire ceux qui attendent de la littérature qu’elle sache les enchanter (bien qu’installé en Andalousie, le récit voyage volontiers, migrant sur la côte amalfitaine, en Sicile, en Grèce, et jusque dans l’Égypte de Cléopâtre), et ceux qui souhaitent qu’un texte littéraire soit le lieu d’expérimentations formelles.

Manuscrit trouvé à Saragosse
Jean Potocki
José Corti
740 pages, 27

Initiation andalouse Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°41 , novembre 2002.
LMDA PDF n°41
4,00