Dans un article publié dans Le Monde juste après la mort de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux disait sa gratitude pour ce sociologue dont les ouvrages l’accompagnent depuis trente ans. Écrire sur le « refoulé social », sur la souffrance des « dominés », est en effet une dimension centrale du projet littéraire d’Annie Ernaux. Elle l’expose avec précision dans ce long entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, auteur de Cyclone, Charité et, tout récemment, de La Lumière naturelle. Jeannet est depuis longtemps un lecteur attentif d’Annie Ernaux et son questionnement aigu est propice à l’élucidation d’une œuvre dont la réception suscite parfois de l’incompréhension et du rejet.
L’« écriture du réel », cette « écriture plate » qui est le matériau des livres d’Annie Ernaux depuis La Place, texte consacré à son père, est la seule qui permette de s’acquitter de la tâche : « faire exister les choses, voir, en oubliant les mots ». Pour évoquer le « monde des dominés », dire la douleur de s’être éloignée de son père en accédant au savoir, à la culture, il fallait « instaurer une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé ». « Par le choix de cette écriture, explique-t-elle, j’assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une immigrée de l’intérieur ». Écrire c’est s’attaquer avec un « couteau » aux conceptions dominantes du monde, c’est ne s’interdire aucun sujet, même ceux que les bien-pensants qualifient d’obscènes ou d’insignifiants : un avortement (L’Événement), l’attente obsessionnelle d’un amant (Passion simple), l’irruption de la honte dans la vie d’une enfant (La Honte), le RER, l’hypermarché (Journal du dehors, La Vie extérieure)…
Il y a dans tous ces « chantiers » d’écriture -journaux et récits autobiographiques- une exposition assumée au danger, à « la corne de taureau » qu’évoquait Leiris, un des auteurs qui ont nourri son travail. Faire don de soi à l’écriture et par elle se sauver et libérer, telle est la mission que s’assigne Annie Ernaux. Un projet qui puise au plus profond de l’intime sa vocation « collective ».
L’Écriture comme un couteau
Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet
Annie Ernaux
Stock
156 pages, 14,50 €
Domaine français « Je » de combat
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Jean Laurenti
Un livre
« Je » de combat
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.