Il rédigea des traités d’alchimie et d’institution juridique, entreprit un cycle romanesque, s’essaya encore à la poésie scientifique ou licencieuse -c’était un chanoine curieux, en un temps où de tels esprits s’appliquaient à des sujets divers. Plus surprenant apparaît le témoignage d’un contemporain, selon lequel François Brouard dit Béroalde de Verville fréquentait tavernes et bordels « avec toutes sortes de personnes, pour rustiques et abjectes qu’elles fussent ». Cette précision fait un peu rêver ; il paraît que Béroalde, épris des idiomes, partait ainsi à la recherche de nouveaux mots.
Des mots qui semblent nouveaux, on en trouve en pagaille dans Le Moyen de parvenir. Disons qu’il s’agit de propos de table : notre chanoine s’est glissé dans un banquet pour y noter les réparties des attablés. Rien d’exceptionnel à cela, si ce n’est qu’il y a quand même foule (quatre cents convives), et du beau linge : par exemple Socrate, Paracelse, Pétrarque, Quintilien, Ovide. D’autres ont été gagnés par l’obscurité (d’utiles notices permettent d’identifier tel grammairien byzantin), certains restent anonymes, tous devisent dans un improbable espace-temps. « On parla, on mangea, on fit sst, on se tut, on fit du bruit, on protesta, on rit, on bâillat, on entendit, on disputa, on cracha, on moucha » : l’énumération est ici la forme maîtresse. Elle brasse le haut et le bas, mêle divisions scolastiques et contes scatologiques, constitue le dialogue comme un gigantesque coq-à-l’âne… dont le lecteur ressort hébété, convaincu de manquer de savoir et de santé pour gravir alertement pareil ouvrage. Dès les premières pages, Béroalde-le-bonimenteur étourdit d’annonces : son livre constitue un « docte document » qui contient « tout ce que chacun sait, a su, et saura ». Autant en être conscient, et en majuscules : « CE LIVRE EST LE CENTRE DE TOUS LES LIVRES ».
On aurait tort d’avoir l’estomac trop délicat. Le titre est ironique, qui prétend rendre compte du monde et enseigner la réussite. En guise de bréviaire pour les ambitieux, l’auteur s’attache à révéler que « nul n’est bon », et qu’il n’y a personne bonne « que celle qui se faisant du bien en fait à une autre ». Un universitaire parlait à ce propos de « sagesse pantagruélique pour samedi soir » ; à cette formule qui n’est peut-être pas exempte de péjoration, on peut préférer le « scepticisme radieux » qu’évoque Georges Bourgeuil dans sa préface. Ce scepticisme est habillé d’une prose proprement vertigineuse, « langue fourchante » faite d’innombrables inventions et déviations, lesquelles ne manquèrent pas de donner dans l’œil des romantiques puis des pataphysiciens. « Quelle phrase de parler est ceci ? » s’interroge un orateur de marque : on partage la surprise de Cicéron, à découvrir la « mord » (mélange de merde et de mort) et l’« interprétoison » (le sexe qui seconde la lecture ?), les « défoncés d’entendement » et leurs « éviers d’éloquence ». Bien sûr, devant tant de « belles paroles » qui « croissent en la gueule », il est permis de crier grâce ; il est aussi loisible de s’arrêter sur certaines phrases inouïes, telles que celles qui ouvrent le repas : afin qu’il n’eût « point de parole perdue et qu’aucun mot ne tombât ou fût égaré ou échappé », on « fit des barrières spirituelles et des gardes-fou intellectuels. Avec cela furent haut et bas tendus des tapis de considération et des linceuls de conservation ».
Le Moyen de parvenir
Béroalde de Verville
Passage du Nord/Ouest
430 pages, 26 €
Histoire littéraire La langue fourchante
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Gilles Magniont
"Le Moyen de parvenir", "antidote contre tout malheur" délivré en 1616, constitue-t-il encore un texte accessible ? Oui, si l’on se sent d’ingérer le parler sans pareil de Béroalde de Verville.
Un livre
La langue fourchante
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.