C’est un drôle de bonhomme, au torse imposant. Chaque matin, à Buenos Aires, dans le quartier de Flores où il vit, le même rituel « hygiénique ». Il se rend au gymnase (comme ses héros). Il pédale sur une bicyclette immobile, « parfois un livre à la main », puis trottine sur le tapis roulant. Il quitte ensuite le royaume des culturistes pour écrire sa page quotidienne, au café. Par distraction. Et par « culpabilité » aussi, puisqu’il n’a « jamais vraiment travaillé ».
C’est un drôle de bonhomme, César Aira. Modeste et désinvolte. Il parle le « basic french » et s’amuse à confondre Rimbaud et Rambo. Il se prend pour « un écrivain du dimanche » alors qu’il a publié en Argentine une cinquantaine de livres (romans, nouvelles, essais, théâtre). Il n’aime pas les interviews mais accepte avec malice le « simulacre » de la promotion. Il adore les classiques (Balzac en tête) mais cite Les Fous littéraires d’André Blavier comme « l’une de ses bibles ». Il déteste « l’humour » (« toute la démarche de la littérature au XXe siècle a été de s’éloigner du sérieux. Le dernier grand écrivain sérieux est Simenon ») mais son œuvre à l’imagination débridée et galopante n’en est guère exempte. Un malendendu, selon lui. Il dit aussi : « Écrire est une excuse pour continuer à lire » et affirme le plus sérieusement du monde qu’un honnête lecteur doit connaître au minimum trois langues. Il sait de quoi il parle. Sa formation -lettres et philosophie- le destinait à l’enseignement. « Trop timide », il préféra la traduction. Qu’il pratique depuis trente ans. « J’étais spécialisé dans la mauvaise littérature (Stephen King, Mary Higgins Clark, etc.). Pourquoi ? Parce qu’on paie pareil et qu’il y a moins de travail. » Depuis dix ans, il se venge avec Kafka, Shakespeare, le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, le Maus de Spiegelman…
En Argentine, les gazettes raffolent de cet écrivain « underground », classé parmi les plus inventifs de sa génération et qui revendique le droit de « mal écrire ». Chaque livre de César Aira rassemble 3000 à 5000 lecteurs. Il est publié en Amérique latine, en Espagne, Allemagne, France… Depuis six ans, il vit de sa plume prolifique. « Avec 1000 euros et avec la dévaluation du peso, on peut vivre une année », sourit-il. Auteur culte ? Il corrige : « Je suis surtout très lu à l’université. » Et précise : « Je représente pour la critique une sorte de bannière de combat contre le réalisme engagé, incarné par Ricardo Piglia, Juan José Saer, David Viñas ».
César Aira est moins connu de ce côté-ci de l’Atlantique. Huit livres sont pourtant traduits. Il fut découvert en 1988 par Maurice Nadeau (La Robe rose - Les Brebis), puis soutenu par Gallimard (grâce à son ami Severo Sarduy qui dirigeait la collection « La Nouvelle croix du sud »). Depuis trois ans, c’est l’éditeur marseillais André Dimanche qui se charge avec témérité de transmettre cette œuvre polymorphe, pleine de liberté et de fantaisie. Elle vadrouille autant à Buenos Aires que sur les terres magiques de la pampa (dont le lumineux et pictural Un épisode dans la vie du peintre voyageur). César Aira est avant tout un écrivain du regard, qui s’attache à faire vaciller le principe de réalité.
Prenons Le Manège : l’histoire de Maxi, un gentil géant, qui aide les déshérités d’un bidonville à transporter leur butin de cartons, la nuit tombée. Cette fable est aussi un polar : il y a un meurtre, un faux pasteur, un policier ripoux. Ce polar est aussi une chronique sociale avec son lot de misère, de drogue, et l’irruption d’une superjuge médiatisée. De ce mélange des genres (et des clichés -qu’il aime recycler), naît une étrange poésie du réel où s’immiscent le merveilleux et l’extravagant. Ce n’est pas un hasard si Maxi, atteint d’une curieuse maladie, tombe de sommeil dès que le soleil se couche : les difficultés de perception ouvrent le champ de tous les possibles. Aira cultive alors des images déconcertantes -où « l’auto filait sur une mer agitée », où un personnage pétrifié se mue en « stégosaure sanguinaire, sortant la tête d’un lac de pétrole, une nuit de fin du monde ». Et surtout : Aira a l’art du changement de braquet, l’art de provoquer de curieuses collisions, éboulis narratifs, à la fois burlesques et fantastiques. Que l’intéressé explique plus prosaïquement : « Au bout de 70 ou 80 pages, je m’ennuie un peu. Alors je mets une catastrophe. » En l’occurrence, un déluge, principal morceau de bravoure de ce livre.
Ses goûts de lecteur renseignent sur cet univers créatif très personnel (on y philosophe aussi). Son éducation sentimentale fut avant tout « francophile ». En ordre d’apprentissage : La Recherche de Proust -« le livre de ma vie » découvert à douze ans ; Godard « le Dieu de ma jeunesse », puis la constellation surréaliste, puis Lacan… Fan de Duchamp (auquel il a consacré un essai), de Roussel, de Léautaud, c’est aussi un grand admirateur de Copi (dont il loue la vitesse de narration), de Gombrowicz, de Hugo Pratt et de Robert Crumb l’inventeur des comics. Sa prédilection, donc : ceux qui ont un grain, les excentriques, les franc-tireurs, les auteurs nonsense. C’est de côté-ci que César Aira porte la plume. « L’écrivain n’a rien à dire, aucun message à délivrer. Son rôle est d’inventer. J’improvise. Je transforme. Je ne me corrige pas. Le seul but de la littérature est de documenter la réalité ».
À ce titre, César Aira se défend d’avoir voulu dépeindre dans Le Manège un Buenos Aires malade, ravagé par la crise économique. Juste une « prophétie », puisque le livre fut écrit en 1998… « Un écrivain vit dans son monde d’enfance, de rêves. L’actualité a une résonance marginale pour moi », même si ce « processus de dissolution générale des institutions » et cette « ambiance de tristesse » qui plombent l’Argentine, le découragent un peu. Cette réalité-là ne l’intéresse pas dans son travail d’écriture qu’il assimile à « une chose clandestine ». Il en va de même pour l’histoire politique, lui qui durant ses années trotskistes goûta quelques mois aux geôles du dictateur Valida : « Écrire des livres, donc gagner de l’argent sur le dos des disparus (évalués à 30 000 personnes entre 1976 et 1981, ndlr) ce n’était pas possible ».
Un drôle de bonhomme, Aira. Il fait parler Rintintin. Convoque des freaks dans les salles de sport. Publie un volumineux dictionnaire d’auteurs latino-américains inconnus. Et considère que la grande « malédiction » de l’Argentine se nomme Maradona.
Le ManÈge
César Aira
Traduit de l’argentin
par Michel Lafon
André Dimanche
134 pages, 15 €
Zoom Fantaisie argentine
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Philippe Savary
César Aira, 54 ans, publie une œuvre foisonnante marquée par l’invention, l’imagination et la BD. Très cultivé, c’est aussi un écrivain qui ne se prend pas au sérieux.
Un auteur
Un livre
Fantaisie argentine
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.