Gérard Macé -qui publie depuis 1974, et auquel Le Matricule a consacré son dossier du N°35- occupe une place à part dans la littérature d’aujourd’hui. Jamais tout à fait là où on l’attend, il est non seulement l’auteur d’un ensemble de poèmes en prose rassemblés dans Bois dormant (Poésie/Gallimard), mais aussi de proses narratives comme Le Dernier des Egyptiens (Folio), et d’essais [Du Manteau de Fortuny au Goût de l’homme en passant par la série des Colportage (Le Promeneur)]. Mais ce poète en prose, ce dormeur éveillé, ce passeur dont l’œuvre met en mouvement toute la bibliothèque, ce déchiffreur qui sait si bien déployer l’essence impliquée, enroulée dans les signes ou les rêves ; ce poète de la prose qui n’a pas son pareil pour ressusciter l’aura propre aux images -qu’elles soient mémorielles, poétiques, picturales ou photographiques (La mémoire aime chasser dans le noir)- est aussi photographe car « avec ou sans appareil, la pratique reste la même« . »Il s’agit toujours, grâce à un mélange de surprise et de déjà vu, de reconnaître et de saisir au vol les images qu’on portait en soi, suffisamment transposées pour qu’elles soient autre chose que de pâles copies. Des images latentes, surgies de la mémoire ou du musée imaginaire, qui n’attendaient qu’une rencontre au grand jour pour se révéler à nous ».
Avec Mirages et solitudes, c’est un livre muet qu’il nous propose. Trente-trois photographies en noir et blanc, une suite à la séduction impitoyable, des vertiges stabilisés, des visions flottantes, des images venues jusqu’à nous comme depuis d’autres rives. À la fin du volume, quelques pages titrées « Légendes » donnent pour chaque image un lieu et une date -de Cracovie au Yémen, en passant par Paris, Tunis, Barcelone, Kyôto, Saint-Goussaud, Tripoli- suivis quelquefois d’une citation ou d’un commentaire.
Ces images, qui s’enchaînent par mutations subtiles, tiennent à la fois du rêve et du rébus, des lointains subjectifs et de ces conjonctures improbables qui font de la photographie un lieu où tout peut se passer. Certes, il faut compter avec les conspirations de l’ombre et de la lumière, le jeu des reflets, des voiles et des transparences, y ajouter aussi un peu d’intuition et de hasard, mais de cette alchimie naissent des mondes parallèles, intangibles, à la beauté migrante, à la familiarité étrange. Des images où s’entrecroisent l’ordinaire et le surnaturel, le fond et la surface, la mode et la mort, et dont le pouvoir de fascination naît d’une indécidable oscillation entre présence et absence, d’un mélange de paradoxes résolus en effets de présence et de présences s’absentant derrière l’écran d’un masque, d’un voile, d’une vitre, ou d’une ombre. La réalité dépassée par le réel, des mirages qui ressemblent « aux anamorphoses de la mémoire », des images où l’éros se signe dans l’ombre. C’est pourquoi ce livre, qui se présente comme un univers sans parole, est peut-être le moins muet qui soit tant cette suite silencieuse d’images incite à échafauder des fictions, tant elle renvoie le « regardeur » à lui-même, à ses propres désirs, à ses propres visions, à son sens du secret comme à son goût pour la traversée des apparences. Un livre qui fait la part belle au « lecteur », mais ou quelque chose d’aussi essentiel que la quête du lieu et de la formule se donne à voir, et palpite à l’état nu.
Mirages et solitudes
Gérard Macé
Le Temps qu’il fait
96 pages, 22 €
Textes & images Sauver les apparences
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Richard Blin
Gérard Macé photographe. Quand l’illusion est réalité et quand l’image touche le point où le monde nous échappe. Trente-trois documents en noir et blanc.
Un livre
Sauver les apparences
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.