Nous tombe soudain dessus l’annonce d’un événement et nous voilà sans mots. Parce qu’on y sent quelque chose d’innommable. Comment dire ce mystère, tenant à la fois de l’effroyable et du miraculeux. Qui nous trouble d’une façon qu’on ne peut s’expliquer. Un événement dont on sent qu’il ouvre dans notre monde une faille. Mais quand on a dit la faille, nous voilà bien avancé. On a beau tenter de rendre compte de ce qu’on sent, on entend bien qu’on est loin du compte. Et, durant les jours qui suivent, une ambiance étrange, pudique, quasi silencieuse, se met à flotter autour de nous et de ceux qui, comme nous, ont senti de quelle étrange sorte d’événement il s’agissait. Et cela peut durer, cette ambiance. Longue période durant quoi on veut se parler l’un à l’autre de ce qu’il vient d’arriver sans rien trop parvenir à s’en dire. Disséminations de mots qui semblent aussitôt plats, sur fond de longs silences ambigus, dont on ressent l’étrangeté. On dit par exemple : non mais franchement ce n’était pas de lui, ce n’était pas d’elle, et qu’est-ce qu’ils étaient allés se perdre là-bas, et vu les circonstances. Vu les circonstances, lui totalement coupé des siens, et elle au contraire, comment n’ont-ils pas senti venir. Sur quoi on se raconte, l’un à l’autre, et l’autre à l’un, les soirs où, pour nous, en circonstances similaires, ça a été moins cinq. On voudrait voir le lieu, vérifier, parce qu’on a quand même appris, à force, la puissance des lieux. Dans telle sorte de lieu tel éventail d’événements peut avoir lieu. Des jours durant où on ne pense qu’à cela, veut s’en parler et n’arrive à s’en dire pratiquement rien. Le plus difficile étant d’inexorablement retomber sur les tournures des médias, officielles, fatiguées, usuelles, la bonne vieille sagesse rodée. Le terme de « dramatique » par exemple, ce mot qu’ils emploient tous les jours à toutes les sauces, il y a cette vulgarisation implacable des médias, s’obstinant à démolir le peu de mystère qui pourrait encore subsister dans nos existences. Quant aux avocats et la po
Et nous, ce qu’on voudrait pouvoir faire entendre. Au risque de faire encore hurler. Avouer que ce drame nous en rappelle étrangement un autre arrivé à une cousine quand on avait dix ans. Ajouter que ce qu’on sent sous ce genre d’événements est peut-être ce qu’on entrevoyait au fin fond des crises, de ces longues crises qui nous faisaient de temps en temps rendre un peu l’âme. Renchérir que l’on sentait bien, alors, que cela restait toujours tapi sous la surface de tout, que c’était, avait été, et serait toujours sous tout. Et que quand les médias en chœur radotaient sur la mort de cela, cela suivait son propre enterrement en dansant.
Aux vieux temps des croyances aveugles, avec leurs cortèges d’anges à trompettes, de démons à fourches, et d’illuminés, et de possédés, cela pouvait se dire, aveuglément, certes, mais on se comprenait. Nos temps médiatisés, mondialisés, aux versions préemballées, officielles et sans alternative, ces temps ont jeté, comme on dit, le bébé avec l’eau du bain, ou l’eau du bain avec le bébé, peu importe, ont tout jeté. Et donc nous incombe, à nous, qui sentons cela, la tâche urgente de réinventer un vocabulaire d’aujourd’hui, sans fourches ni trompettes, pour pouvoir redire cela, se le refaire comprendre.
Des plans sur la moquette Sans fourches ni trompettes
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Jacques Serena
Sans fourches ni trompettes
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.