Deux décennies après avoir rangé ses ordonnances et treize ans « d’inactivité littéraire », Jacques Chauviré, 88 ans, goûte avec humilité aux plaisirs d’une reconnaissance tardive. Il la doit à Élisa. Porté par la parole cristalline d’un « enfant-vieillard », ce mince récit lumineux et malicieux a les propriétés curatives d’une eau de jouvence. L’histoire d’un premier amour, vécu par un petit bonhomme dans la fraîcheur de son innocence, alors que l’ombre de la Grande Guerre ne cesse de raviver les feux de la détresse père « inconnu » tombé au champ d’honneur, mère inconsolable et exclusive. La fluidité de l’écriture, conjuguée à l’ardeur des sentiments, confinent au miracle lorsque la belle Élisa resurgira en fin de volume, et consentira, quelques marguerites sur les mains, à passer aux aveux.
Curieux destin que celui de Jacques Chauviré. Promu en littérature par Albert Camus (Partage de la soif, 1958), il publia six livres chez Gallimard puis sombra dans l’oubli. Son travail est pourtant d’une haute exigence. En bon praticien, Chauviré (et son double le docteur Desportes) ausculte l’âme de ses semblables, particulièrement ceux qui sont au bout du rouleau. Guettés par la mort ou la folie, rincés par la vie, esquintés par la nature, le diagnostic est sans appel : ils se débattent en silence puis coulent à pic. Il y a comme « un défaut d’aération » dans ces existences si ordinaires. L’ennui prospère à cet étage de l’humanité où Dieu a fait ses valises depuis belle lurette : décor jaune paille, « relents de linoléum vieilli », lumière blême. Écrivain de la précarité existentielle (songeons à Bove ou à Hyvernaud deux autres plumes d’une modestie exemplaire), Chauviré décrit avec compassion la fragilité de l’être humain et examine avec une froide sobriété « le sentiment du périssable ».
« Attention. Vieillards » prévient un panneau de signalisation page 20 dans Passage des émigrants que réédite Le Dilettante (après Partage de la soif et Les Passants). Aux bons soins de leur fils, Maria, 70 ans, et Joseph, 71 ans, rejoignent au bord de l’océan leur dernière demeure, la résidence des Cèdres, et sa grande sœur mitoyenne, un sinistre hospice. L’interminable temps invalide se met à l’œuvre. Il y a celles qui tricotent sans savoir trop pour qui, il y a ceux qui attendent un hypothétique débarquement militaire. La monotonie gangrène le vivant, avant que se déploie l’impitoyable ballet des corps qui flanchent. Comment vivre ? Comment surtout mourir ? Radiologue de la vieillesse, Chauviré décrypte le naufrage du grand âge. Et s’attache, avec dignité mais non sans colère, à accorder une mort décente à ses deux personnages, devenus des « asociaux de notre temps ».
Dans quelles conditions avez-vous écrit et publié Élisa ?
J’ai écrit Élisa il y a deux ans. Initialement le texte était plus ample, il faisait 120 pages. La partie qui traitait du rôle de ma mère ainsi que mes rapports avec elle était plus longue. Mais nous sommes...
Entretiens Ombre et lumière
Injustement oubliée, l’œuvre de Jacques Chauviré dévoile un humanisme sombre et lucide en témoigne la réédition de Passage des émigrants. À 88 ans, et après un long silence, l’ancien médecin découvre aujourd’hui le sentiment amoureux avec son scintillant Élisa.