Un fatal darwinisme serait à l’œuvre en littérature également : après l’épopée, après la tragédie, mortes et enterrées, le roman, depuis presque deux siècles, régnerait sans partage, malgré des tentatives de destruction plus ou moins poussées, du dynamitage joycien aux ruses du Nouveau roman. Quel soulagement, et quel enthousiasme, quand nous nous trouvons face à une nouvelle forme, quand nous échappons au prévisible romanesque : marionnettes à la psychologie pré-freudienne, descriptions néo-post-naturalistes, dialogues de feuilletons télévisés. Ici Alexander Kluge (comme Arno Schmitt dont on peut le rapprocher) s’écarte de ces marécages, tente d’autres voies, une échappée et nous respirons enfin !
L’avant-propos de Pierre Deshusses nous explique qu’il a dû effectuer un choix dans l’énorme somme que constitue à l’origine (parue en 2000) cette Chronique des sentiments : « deux mille pages, réparties sur deux volumes et contenant huit cents histoires en douze chapitres qui n’obéissent pas à la chronologie ». Il en a donc retenu pour nous une cinquantaine, avec l’aval de l’auteur lui-même, déclarant : « Personne ne lira toutes ces pages d’un seul coup. Il suffit, comme dans un calendrier ou une chronique justement, qu’il aille voir ce qui le concerne ». On pourrait, en effet, remonter aux sources de la « nouvelle » : dans le Décaméron de Boccace ou l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, les narrateurs se succèdent, comme les titres l’indiquent, pendant de longs jours, et leurs récits, dans leur diversité, tentent de dire, par traits furtifs, sans appuyer, le monde tenu à distance. Ici aussi il semble que les voix alternent, que le narrateur ne soit pas toujours le même, et que diffère aussi la forme choisie : certains textes ressortissent à ce que Joyce appelait des « épiphanies », courtes scènes, instantanés retranscrits avec, semble-t-il, objectivité, d’autres sont des nouvelles, plus ou moins étoffées, qui nous transportent de l’Allemagne d’aujourd’hui Alexander Kluge, né en 1932, fut, parallèlement à son travail d’écrivain, cinéaste et homme de radio à la retraite de Russie, d’autres sont des apologues, fables ou contes philosophiques dont le sens est laissé à notre appréciation, d’autres enfin sont des sortes de post-scriptum, à des œuvres ou des événements et ici c’est à Borges que nous pensons.
Qu’est-ce que le monde ici décrit ? Les hommes y sont perpétuellement en butte au hasard, aux variations des sentiments : leur sensualité, leurs émotions les conduisent, et ils sont souvent, vis-à-vis d’eux-mêmes, dans la plus grande incompréhension, ne peuvent coïncider avec leurs propres désirs. Aux proustiennes « intermittences du cœur » viennent s’ajouter ici les aléas de l’Histoire, les destins sociaux : comme chez Kundera, la maîtrise est une illusion, et celui qui croit contrôler son existence sera la victime d’un souvenir ressurgi, d’un réflexe inconscient ou d’un très léger retard à un rendez-vous. Le plus remarquable est sans doute et en cela l’écriture rejoint la thématique l’imprévisibilité de ces textes : le premier paragraphe ne laisse en rien présager ce que sera le dernier, où nous serons conduits par la main sûre mais invisible du narrateur. Une tendre ironie, une cruauté sagace dominent pourtant, comme socratique : comme la plupart des dialogues de Platon, ce sont souvent des impasses, le sens y est sans cesse dévié, court-circuité.
Que penser, en effet, des musiciens du Titanic, qui, comme le navire s’enfonce, « jouaient désormais contre le vide » ? ou de Napoléon, gelé près de la Moskova, cherchant « un reste de décision » ? Peut-on poursuivre « la longue marche de la confiance originelle » dans un monde où l’on vend au plus offrant le sperme congelé de Nietzsche « prélevé après une masturbation dont il nous reste un rapport » et où l’on filme l’électrocution d’un éléphant, condamné à mort pour avoir piétiné trois de ses gardiens ? Ne subsiste donc alors que le refuge de nos « mondes subjectifs » ?
Chronique
des sentiments
Alexander Kluge
Traduit de l’allemand
par Pierre Deshusses
Arcades/Gallimard
248 pages, 15 €
Essais Fables amorales
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Thierry Cecille
Éphéméride d’un monde sans ordre, journal du hasard, entre l’anecdote et la courte nouvelle, voici cinquante « choses vues » de Kluge.
Un livre
Fables amorales
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.