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Intemporels Dujardin intérieur

janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49 | par Didier Garcia

Les Lauriers sont coupés devient l’emblème de la modernité littéraire. Un livre sur presque rien, mais aux délicates irisations poétiques.

Les Lauriers sont coupés

On le sait, mais il arrive qu’on l’oublie : l’histoire littéraire se montre parfois facétieuse. 1887. En pleine effervescence symboliste, alors que le vers libre s’emploie à crucifier l’alexandrin et la poésie classique, la Revue indépendante publie en quatre feuilletons le roman de son directeur, Édouard Dujardin, Les Lauriers sont coupés. La publication fait un four : à une époque où le génie fait rage, on juge le livre « curieux », « original », ce qui équivaut à ne rien dire.
1920. Le grand James Joyce recommande à Valery Larbaud la lecture de Les Lauriers sont coupés, roman dont il reconnaît s’être inspiré pour le long monologue (devenu célèbre) de Molly Bloom dans Ulysse
1925. Valery Larbaud préface l’édition définitive. Il donne alors au mode narratif du roman de Dujardin le nom de « monologue intérieur », et qu’il définit comme représentant « la pensée intime en formation ».
1931. Auréolé par cette reconnaissance tardive mais flatteuse, Dujardin publie un essai au titre quelque peu prétentieux : Le Monologue intérieur, son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce et dans le roman contemporain, dans lequel il fait de son invention « un discours du personnage » mais « sans auditeur » et « non prononcé », ce qui le distingue du monologue théâtral.
Né en 1861, mort en 1949, Édouard Dujardin fut, comme beaucoup, à la fois poète, romancier, essayiste et dramaturge. Plus rares sont ceux qui pourraient se targuer, comme lui, d’avoir écrit à la fois une poésie sans vers (des poèmes en prose, genre alors très en vogue), un théâtre sans drame, et un roman sans romanesque. Il sut en outre être le directeur exigeant de deux creusets de l’activité symboliste : la Revue wagnérienne tout d’abord (de 1885 à 1888), puis la Revue indépendante (de 1886 à 1888), où l’on put découvrir les signatures du fleuron de l’époque (Mallarmé, Verlaine, Laforgue, Huysmans, René Ghil, Viélé-Griffin…) Et pour singer l’histoire littéraire, commettre ce roman « original » Les Lauriers sont coupés, non moins curieusement dédié à Racine.
Ce petit volume (ce récit ?) appartient à la fois à la littérature du moi (les pensées du personnage considèrent rarement le réel qui l’entoure : elles demeurent surtout centrées sur l’intérieur de l’être), et à la littérature expérimentale : pour Dujardin, il s’agissait en effet d’écrire un livre qui ne racontât rien, ou plus exactement presque rien. Une gageure ? Une provocation ? Le projet n’était pourtant pas nouveau : le 16 janvier 1852, Flaubert confiait à Louise Colet son désir de concevoir « un livre sur rien » et « qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut ». Et si Flaubert ne sut mettre son projet à exécution, Dujardin s’y employa avec davantage d’énergie et s’approcha de ce « rien » si convoité.
Dans une lettre adressée à ses parents, Dujardin présente son roman comme étant « le récit de six heures de la vie d’un jeune homme qui est amoureux d’une demoiselle, six heures pendant lesquelles rien, aucune aventure n’arrive ; et dont les 3/4 se passent le personnage étant seul ». Autant l’avouer : les amateurs de grandes fresques romanesques et d’intrigues bien ficelées risquent de trouver ce livre bien peu consistant, tant il s’y passe peu de choses. Nous sommes à Paris, un soir d’avril. Température extérieure tiède : 15°C (le baromètre est à 625). Daniel Prince, âgé de 24 ans, passe quelques minutes en compagnie d’un ami. Ensuite il dîne, seul, croise quelqu’un dans la rue, se prépare soigneusement pour retrouver Léa aux alentours de 21 heures (une belle demoiselle dont nous ne savons presque rien, n’est-ce qu’il aimerait en faire sa maîtresse et qu’elle lui soutire volontiers de l’argent). Il se rend alors chez elle, déterminé à tenter quelque chose, séjourne une demi-heure dans sa chambre, effectue avec elle une brève promenade, avant de se faire congédier par un de ces expédients qui n’ont de sens que pour une femme et qui vous rendent misogyne jusqu’à la fin de vos jours : « pas ce soir ».
Tout cela serait fort inconsistant si l’essentiel du roman n’était présenté, en quelque sorte raconté, par les pensées du personnage-narrateur, procédé qui permet au lecteur de vivre ces six heures pour ainsi dire en direct et de l’intérieur d’une conscience. Réellement inconsistant si l’écriture n’offrait de tels éclats et de délicates irisations poétiques. Ainsi cet incipit très rythmé, qui juxtapose ces phrases nominales qui constituent la matière principale du roman : « Un soir de soleil couchant, d’air lointain, de cieux profonds ; et des foules confuses ; des bruits, des ombres, des multitudes ; des espaces infiniment étendus ; un vague soir. »
Pour facétieuse qu’elle paraisse, l’histoire littéraire n’en oublie pas pour autant de rendre justice. En restituant à Édouard Dujardin ce qui lui revient, elle permet au lecteur d’aujourd’hui de reconsidérer depuis son origine l’histoire du monologue intérieur, que le XXe siècle a d’ailleurs mis à l’honneur (que l’on songe, pour la France, à Gide, avec Paludes, à Queneau, Beckett, Sarraute, et pour l’étranger à Schnitzler, Joyce, Faulkner, Woolf…), mais aussi de découvrir un écrivain singulier, grand expérimentateur formel, à l’écriture riche, onctueuse, chatoyante, parfois datée (on lui trouve ainsi une plaisante saveur d’époque), volontiers précieuse, rappelant souvent le raffinement d’un Huysmans.

Les Lauriers sont coupés
Édouard Dujardin
Garnier Flammarion
150 pages, 6,71

Dujardin intérieur Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°49 , janvier 2004.