Le parcours d’Arnaud Rykner a de quoi impressionner. À 22 ans, il publie Théâtre du Nouveau Roman (José Corti, 1988), son premier essai autour de la voix dans la littérature et le théâtre, où sont élus Pinget, Duras et Sarraute. Il dit aujourd’hui ce travail « besogneux » mais au moins écrit dans la proximité passionnée de ces écrivains. C’est la même année que trente pages sur l’auteur d’Enfance envoyées à Denis Roche (Le Seuil) décident de sa rencontre avec Sarraute. Quelques jours plus tard c’est elle qui appelle et lui confie subtilement, en réponse aux parallèles faits dans son premier livre avec Pinget et Duras : « je suis très seule vous savez ». Au premier rendez-vous, il offre des fleurs, qu’elle n’aime pas. Au deuxième, du thé au whisky, elle adore le second, n’aime pas le premier. Il cesse les petits cadeaux. Leur amitié, intense, familiale, durera onze ans. Il sera l’un des collaborateurs de l’édition de son œuvre complète en Pléiade. C’est elle qui lui présente le metteur en scène Claude Régy. Le théâtre est déjà dans sa vie. Il suit depuis 85 le cours Florent, croise Denis Podalydès et Jeanne Balibar. Il est presque seul à connaître l’œuvre de Régy, a vu cinq fois son Amante anglaise, presque autant Le Parc. C’est le déclic, il commence par retraduire avec lui Chutes de Gregory Motton, l’accompagne à New York pour travailler sur Jeanne d’Arc au bûcher avec Isabelle Huppert, puis un temps sur La Mort de Tintagiles, « l’un de ses spectacles le plus bouleversant ». Il sera son assistant six ans durant, deviendra lui-même metteur en scène (il monte La Voix humaine de Cocteau, deux versions de Tropismes, Aucun regard de Dominique Hubin). Puis se risque à montrer ce qu’il écrit.Sortent deux livres assez étranges qui, en un sens, brouillent les cartes du réalisme et des traditions fantastiques françaises : Mon roi et moi (1999) et Je ne viendrai pas (2000), aux éditions du Rouergue. On ne dira pas que tout cela donne une tournure particulière à celui qui signe aujourd’hui Blanche. Quoiqu’il faudrait dire le contraire, puisque Blanche est en effet (aussi) le livre par lequel revient entre les mots la hantise de la voix et de son poser : un plein-creux contre quoi Catherine, va buter, se casser, puis sortir ses cris et chuchotements. Au travers du monologue de Catherine, entre falaises et campagne de Bretagne, se recoupe le désir qu’a une femme d’en finir et celui de commencer. Quoi ? Avançons.
Blanche débute par cette simple et abrupte présentation : « Je m’appelle Catherine Crachat. » Puis : « Non./Catherine Crachat est le nom d’une femme dont j’ai lu l’histoire dans un livre ». Et de poursuivre : « Ma vie n’est pas celle du livre. Mais j’aime ce nom, et je m’en baptise comme s’il pouvait me faire tenir debout ». On est lancé ; hameçonné en même temps. Le poisson, c’est nous. On va nager avec cette Catherine-là, apprendre avec elle à prendre sa vague, étouffer comme elle, branchies ouvertes et battantes dans l’air qui manque. Et avec l’hameçon vient un bout de chair, c’est la nôtre, celle de Catherine, pute, dit-elle au début du récit, mais sainte ; aussi sainte que pute, c’est nous qui l’ajoutons et pas seulement pour le baptême. Blanche ne fait pas dans le psychologique de confidence, ni dans la petite triangulation œdipienne. Pas d’histoires ici de paternel pas réglé, ni vraiment de mère… La Catherine de Blanche ne mange pas de ce pain-là : sa vie mérite mieux. C’est une flèche brûlante qui part d’un point à un autre. Entre les deux, une expérience de l’épuisement, les commotions de l’esprit, la filature d’un corps devenu flottant, air, sifflement, cœur et pompe de l’âme. Façon qu’a l’auteur d’offrir une valse tournoyante à sa Catherine. De comprendre en un même mouvement l’ordinaire d’une vie et la parabole qu’elle dessine malgré elle, là, au fond de sa largesse.
Catherine doit recracher sa vie, et pour cela se faire mourir. Comme elle ne sait pas s’y prendre, elle hurle dans les cours d’immeuble, aussi belle que folle. Elle mange aussi les hommes et les crache. Pas tendre, eux non plus. Alors elle vide ses placards : « Je pars. Je suis partie. Je meurs ». Puis elle voit le corps nu d’un homme être repêché sur la côte. Dans cette blancheur, elle renaît à elle. Elle prend même corps dans la vérité extérieure (cette « zone non dirigeante » écrit Blanchot) de ce pâle noyé, jeté là sur la plage depuis le fond des eaux. Elle y gagne la vérité de son existence. Touche le véritable témoin d’un relais où son plus grand enfermement atteint le degré le plus juste de sa résistance, condition d’une renaissance possible. Ce qu’atteint, on n’en dira pas plus, le 44e et final paragraphe de Blanche. Proche de l’héroïne du Sans toit ni loi d’Agnès Varda, pour la même distance de focale la cadrant nette, sans aucun dégoût ni voyeurisme, la Catherine de Blanche refait, comme à l’envers, son placenta. Dernier saut de carpe où elle rejoint et libère ses eaux. Car le poisson, au large, c’est elle, c’est nous.
Blanche
Arnaud Rykner
Éditions du Rouergue
83 pages, 8 €
* Du même auteur, paraît un essai Pans. Liberté de l’œuvre et résistance du texte (José Corti, 232 pages, 20 €)
Zoom Une femme sous influence
février 2004 | Le Matricule des Anges n°50
| par
Emmanuel Laugier
Né en 1966, prosateur et essayiste, Arnaud Rykner publie Blanche, superbe dérive à fleur de peau d’une errance nommée Catherine.
Un auteur
Un livre
Une femme sous influence
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°50
, février 2004.