Où sommes-nous, qui sommes-nous, lorsque nous voyageons ? Fuyons-nous simplement notre présent, la suite inéluctablement grise des jours, et ce « je » familial et social, concrétion gênante, masque à la longue devenu visage ? Qu’allons-nous chercher dans ces paysages où nous ne sommes pas nés, dans ces monuments de civilisations mortes ou qui s’éteignent ? Quelle utopie, quelle nostalgie ? Quel rachat, quel salut ? C’est avec de semblables questions qu’erre Nooteboom sur le globe tout entier (Hôtel Nomade, 2003, voir Lmda N°44) ou, ici, en Espagne. Depuis des décennies, il l’a découverte et n’est jamais parvenu, ni à la quitter totalement, ni à totalement la posséder. Bien sûr, il ne s’agit pas de l’Espagne estivale et balnéaire, ce n’est pas celle de la paella et presque pas celle de la corrida ; c’est celle de Don Quichotte, de la Mancha solaire et désertée, invivable mais éternelle, et, plus loin encore dans le temps et dans le mythe, celle d’Al-Andalus, des premiers royaumes chrétiens de Navarre, d’Aragon et de Castille, et, au-delà encore, celle des Wisigoths bâtisseurs d’inattendues églises pré-romanes. Elle est « brutale, anarchique, égocentrique, cruelle (…) chaotique, elle rêve, elle est irrationnelle ». Il y rencontre, dans le regard de Ménines de Velázquez, celui, vide et fatal, de prostituées de Bangkok attendant les clients ; s’asseyant à ce qui fut peut-être la table où Cervantès, emprisonné, écrivit l’incipit de son Quichotte, il en esquisse, fugitivement, le geste ; devant l’enterrement paradoxalement officiel de terroristes de l’ETA, il songe à Sophocle car, quand la violence oppose le citoyen à l’État, « chaque Créon crée sa propre Antigone, et inversement »…
Amoureux de cartes et d’estampes, fanatique des noms et des blasons, se remémorant, devant telle inscription funéraire, le latin que lui apprirent les Pères qui jadis l’éduquèrent, Hollandais voyant, derrière les moulins à vent échappés des gravures de Doré et Daumier, ceux de son enfance, Nooteboom à l’inverse d’autres écrivains voyageurs, puisqu’il paraîtrait que c’est aujourd’hui une espèce ! ne cède jamais ni à l’étalage gratuit d’un savoir de seconde main, ni à l’impressionnisme teinté de moralisme hâtif de l’étranger distant. C’est parce qu’en Espagne il doute et s’inquiète, se perd et se retrouve (ces textes ont été écrits entre 1979 et 2001, une première édition, ici enrichie, fut publiée en 1993 sous le titre Désir d’Espagne) qu’il peut nous guider : il observe, il interroge, il lit et relit historiens, érudits locaux, écrivains et poètes mais les énigmes subsistent. Qu’en était-il exactement du rêve syncrétique de l’Andalousie tolérante où cohabitaient musulmans, juifs et chrétiens ? Comment expliquer le succès des Commentaires de l’Apocalypse du moine Beato de Liébana, et son influence prodigieuse sur l’art européen ? Qu’en est-il exactement de la lumière qui « photographie les statues », du « paysage absolutiste » ou de la « nuit insidieuse » de la sieste ? Dans ces « détours de détours », Cees Nooteboom cherche un présent sous le présent, un passé sous le passé, se demande de quelle matière est faite l’histoire des pays et des hommes. Il souhaite « arracher quelque chose aux griffes du temps », et y parvient souvent, et nous en fait don. À nous d’emprunter ce chemin, dans la réalité, si nous en avons l’opportunité, avec le soleil espagnol sur notre nuque et la poussière espagnole à nos pieds, ou et peut-être cela sera-t-il plus riche encore ? en dévorant lentement, et en savourant, ces pages.
Le Labyrinthe
du pèlerin
Cees Nooteboom
Traduit du néerlandais par Anne-Marie de Both-Diez et Philippe Noble
Actes Sud
527 pages, 28,90 €
Domaine étranger L’Espagne à vif
juillet 2004 | Le Matricule des Anges n°55
| par
Thierry Cecille
Cees Nooteboom, année après année, atteindra-t-il enfin Saint-Jacques-de-Compostelle ? Ses tours et détours composent un labyrinthe passionné et érudit.
Un livre
L’Espagne à vif
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°55
, juillet 2004.