Lire Jean-Benoît Puech, c’est un peu comme être un apprenti vitrier auquel on a confié la tâche de changer une vitre dans un palais des glaces sans lui préciser laquelle. On cherche, dans le dédale d’un labyrinthe a priori transparent aussi bien sa sortie que la clé d’un mystère devant lequel on reste interdit. Tâchons de faire simple : Jean-Benoît Puech est l’éditeur de l’écrivain Benjamin Jordane dont il a publié quelques livres, de La Bibliothèque d’un amateur (Gallimard, 1979) à Toute ressemblance… (Champ Vallon, 1995). Il y a deux ans, notre écrivain-universitaire se lançait dans une tentative de biographie de son auteur avec Présence de Jordane (Champ Vallon, 2002). Mais il se trouve que Benjamin Jordane n’existe pas, qu’il est une pure invention de Puech, un double étrange qui lui permet d’aborder quelques-unes de ses propres obsessions (dont celle de la langue, de son empêchement, du silence). Présence de Jordane est, à ce titre, explicite : « mon écrivain imaginaire se nommait donc Jordane, Benjamin Jordane. J’ai publié ses notes de lecture dans La Bibliothèque d’un amateur. Puis j’ai publié, sous le titre de L’Apprentissage du roman, des extraits de son Journal consacrés à son maître en littérature, Pierre-Alain Delancourt. » La création de ce Jordane entraînant celle d’autres écrivains, de titres de livres, et également d’un concurrent de Puech, Stefan Prager qui dispute à notre auteur la qualité de spécialiste de Jordane. Bâtie sur des trompe-l’œil multiples, l’œuvre jordanesque de Puech pousse la schizophrénie jusqu’à tisser autour de Jordane une autobiographie romancée (fausse donc vraie ou vraie donc fausse ?), une « vérifiction ». Mais voici qu’aujourd’hui le faux biographe, ou, plutôt le biographe du faux, revient à la charge avec un Jordane revisité qui prend prétexte qu’un lecteur anonyme aurait signalé une erreur dans la biographie précédente. Du coup, notre « enseignant-chercheur » repart en quête d’informations et va rencontrer les proches de Jordane, jusqu’à sa nièce qui lui permettra de loger un moment dans la maison de son oncle en Auvergne. Mais, cette fois, tout est fait (jusqu’à l’ultime chapitre) pour nous faire croire en l’existence de Jordane, de ses proches, de Prager… Le livre est à la fois un jeu ludique (avec ce que la page 66 sous-entend d’érotisme dans ce jeu-là), un « jeu » mécanique (comme deux pièces de bois qui joueraient entre elles) entre réel et fiction, entre auteur et personnage et une réflexion vertigineuse sur le mensonge et la vérité, à laquelle d’ultimes pages sur la maladie et la mort donnent un caractère presque métaphysique. On remarquera avec quelle jubilation Jean-Benoît Puech joue de ces registres, multipliant, chez les personnes qu’il rencontre, la présence de rideaux de théâtre, multipliant les scènes ambiguës (comme celle où on le voit écrire à la table de Jordane), voyant un autre dans le reflet de lui-même.
Il y aurait ainsi une jubilation de lecteur à démonter l’impeccable mécanique (d’automate ?) mise en place dans toute l’œuvre et naviguer en même temps dans les mondes parallèles qu’elle installe. Cela supposerait presque de devenir alors le biographe de Puech… Cela implique aussi de ne pouvoir lire Puech, qu’à condition de tout en lire, les livres se répondant les uns les autres, l’œuvre, perpétuel work in progress, se nourrissant inlassablement d’elle-même, jusqu’à rebours même parfois. On ne souhaite toutefois pas, eu égard à la santé de l’écrivain, lire bientôt ses œuvres complètes et définitives.
Jordane revisité
Jean-Benoît Puech
Champ Vallon
167 pages, 15 €
Domaine français Faux et usage de faux
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Thierry Guichard
Après une vraie biographie d’un écrivain inventé, Jean-Benoît Puech en propose de fausses corrections. À passer sans cesse de l’autre côté, le livre se transforme en miroir. Mais de qui ?.
Un livre
Faux et usage de faux
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.