Provisoire « . Le mot ne tient pas tout seul, il a le tremblé de l’inachevé, de ce qui existe ou se fait mais dans l’attente de quelque chose de définitif. Et de fait, quand, au milieu des années 80, l’écrivain C., en mal d’inspiration et de public dans la « cage-RDA » réussit à obtenir l’autorisation de franchir la frontière, il fonde toutes ses attentes dans cette « expérience de l’Ouest » pour retrouver « sa qualité d’écrivain ». Mais en laissant passer la date d’expiration de son visa, ce sont le fantasme du retour vers les villes est-allemandes, et surtout l’espoir de ramener sa propre existence vers une sorte de commencement qui s’annihilent du même coup. De cette perte, le romancier, Wolfgang Hilbig, né près de Leipzig en 1941, autodidacte, ancien ouvrier de l’industrie est-allemande et parti lui-même de RDA en 1985, tire un drame intime qui revêt la force de l’universalité propre à tous ceux qui ont cessé d’ « appartenir ».
Dès le début du récit, le lecteur pense que c’est en arrivant de « l’autre côté » que le narrateur C. perd ses repères. S’agit-il de l’amère désillusion envers un Occident asservi à « la dictature du mercantilisme et de la bêtise » ? Ou est-ce la « pseudo-image » d’écrivain qu’il cherche à édifier dans ses prestations officielles et qu’il vit comme un reniement de lui-même ? Tout se passe plutôt « comme si l’obtention de ce visa avait soudain fait disparaître une personne qu’il avait pu jusque-là percevoir avec une certaine assurance comme étant la sienne. À sa place avait surgi en lui quelque chose qui devant le moindre de ses gestes émettait un doute, une critique ou le déclarait absurde ». Ce manque d’assise, de fermeté s’exprime dans l’incapacité du narrateur à s’orienter dans les villes, réduites à des décors chaotiques et hostiles, et dans son impuissance à percevoir le présent, toujours proche de l’évanouissement. Implacablement, une insidieuse atmosphère de » déréalité « infiltre le récit : « il était dehors, la réalité ne voulait pas de lui, il n’était pas capable de connecter la réalité avec lui-même (…). La réalité était comme derrière un mur, il avançait sans cesse en transportant un mur devant lui. Et comme ce mur n’était pas en béton, mais une simple sensation, la conscience de quelque chose ou peut-être juste une sensation en deçà de la conscience… comme ce mur lui-même n’était pas réel… il semblait d’autant moins possible de le détruire. Il ne pouvait pas abolir ce mur, s’il voulait modifier son état, il ne pouvait que s’abolir lui-même… »
S’abolir dans les flots de l’alcool mais surtout dans un va-et-vient délirant, hypnotique qui l’emmène d’Ouest en Est, de ville en ville, d’une femme à l’autre. Ici, le vagabondage chronique, compulsif même, revêt une dimension métaphysique. Plus qu’un refus des ancrages, il traduit une furieuse désespérance, un long processus de fin qui n’en finit pas de finir. La fascination du narrateur pour les gares prend ainsi toute sa valeur : c’est là, dans des descriptions sublimes de lignes de fuite, d’intervalles entre un déjà plus et un pas encore incertain que l’auteur nous conduit, comme au bord du vertige avec toujours pour écho le nom d’un passé terrible : Auschwitz.
Il faut alors parler de la puissance de l’écriture du roman, dense, épaisse, la seule apte à rendre les méandres d’une mémoire en « bouillie », dont les souvenirs disparates affleurent au présent par fulgurances successives. Et comme pour mieux traduire cette perte de matérialité d’une intimité psychique qui perd littéralement pied, la prose s’écoule sans répit au fur et à mesure que le narrateur chavire, tel « un noyé au cou lesté d’une pierre de meule ». Peu à peu, et dans une mise en abîme diabolique, le corps de C. devient comme son pays, « étrangement mou », la porosité croissante des frontières (de sa peau) annonçant une di(sso)lution inéluctable. Un long évidement intérieur où vient s’insinuer toute la tristesse du roman.
Au cours du récit, on ne saura jamais à quel moment car, un peu à la manière de W.G. Sebald, c’est tout le spectre de ce passé à peine frôlé qu’il s’agit de regarder en face le sentiment d’être chez soi s’est perdu. Ici ? Là-bas ? Le narrateur n’est précisément plus que ce lieu d’écartèlement indéfini entre cet « apatride » qu’il est en exil (en RFA), et ce « fantôme » qu’il fut à demeure, au sein même de ce « système condamné à mort », " ce provisoire qui s’appelait RDA ». La mention récurrente de l’amnésie dit la douleur de cette perte et la « honte » d’y survivre. Une honte qui grève à jamais son identité d’homme et d’écrivain, d’un soupçon indélébile. Comme si, dans ce « convoi de mensonges » qu’a été le XXe siècle, l’acte d’écrire était devenu complètement « anachronique », un « faux intégral ». Tel est bien le nœud de ce roman bouleversant : le drame d’un écrivain impossible, périmé, qui ne pouvant plus répondre de son « origine », ne trouve plus de « véritable endroit pour écrire » et sombre dans le renoncement.
Provisoire
Wolfgang Hilbig
Traduit de l’allemand
par Brigitte Vergne-Cain
et Gérard Rudent
Métailié
264 pages, 20 €
Domaine étranger Du provisoire perpétuel
novembre 2004 | Le Matricule des Anges n°58
| par
Sophie Deltin
Comment l’exil devient le site périlleux d’une lente décomposition de soi : dans son troisième roman, Wolfgang Hilbig dépeint le désespoir de ne plus appartenir.
Un livre
Du provisoire perpétuel
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°58
, novembre 2004.