Qu’est-ce que l’audace ? À lire Kathy Acker, c’est peut-être moins l’expression de la transgression que celle d’une sincérité assumée, intransigeante, définitive. La désobéissance n’en est que l’outil, et Kathy Acker le manipule rudement, sans répit et surtout sans pudeur. Sang et stupre au lycée est un livre marécage, profond et nauséabond, fascinant de puanteur et dont la boue reflète pourtant, fatalement, quelque chose qui nous concerne. Mille choses qui nous concernent, comme ces mille définitions de l’obscénité parmi lesquelles chacun trouvera la sienne. C’est sans doute ce qui rend l’ensemble si difficile à lire. Parce que l’obscénité est propriété privée de l’homme, et qu’ici, en particulier, elle signale la combustion de soi dans un incendie terrible, qui ravage sans distinction l’image de la famille, et plus sérieusement celle du père, qui grille les sensations du corps, l’exercice de la liberté, de l’oralité, qui carbonise l’expression des sentiments et condamne le magma social moderne. Sans issue autre que le sexe, jamais rédempteur, à peine un remède. « Je n’avais qu’une envie, baiser de plus en plus, afin de trouver enfin l’amour. Tout mon être a bientôt été en feu, pas seulement mon sexe, et je faisais tout pour que se produise l’équivalent non sexuel de l’amour. »
La narratrice, Janey, a 10 ans sur la première page, peut-être davantage plus loin, peut-être moins le temps linéaire est de toute façon en voie d’extinction. Orpheline de mère, elle vit avec son père une autarcie sentimentale, sexuelle et intellectuelle qui pourtant ne la comble pas. Partie vivre à New York, elle expérimente avec plus ou moins de plaisir les MST, les avortements en série, le punk rock et la vente de cookies. « Parce qu’elle n’avait plus rien à ressentir », elle tombe amoureuse d’un marchand d’esclaves persan qui la forme au trottoir, et à qui elle écrit des poèmes. « Comme elle ignorait totalement comment on écrit des poèmes, elle recopia la moindre bribe dégueu écrite par le poète latin Properce qu’elle avait été forcée de traduire quand elle était au lycée. » Elle entreprend un bizarre « voyage au bout de la nuit » qui la mène à Tanger, dans les bras de Jean Genet. Tous deux, pouilleux et décharnés, se traînent jusqu’en Egypte, séjournent en prison. Puis Janey meurt. Et ce n’est pas la fin. Car il y a les rêves, l’imagination qui relaie le sexe parce qu’elle est aussi chimérique et cruciale, et qu’elle aussi permet de ne jamais disparaître complètement. « Chers rêves, vous seuls comptez. Vous êtes mon espoir et je vis pour vous et en vous. Vous êtes sauvagerie et folie, les couleurs, les parfums, la passion, les événements qui adviennent. Vous êtes les choses pour lesquelles je vis. S’il vous plaît, faites-moi passer de l’autre côté. Les rêves aident le monde de la vision à libérer notre conscience. »
Pendant la lecture de Sang et stupre au lycée (écrit en 1978), et tandis que la bouche reste ouverte, arrondie, avec des mots comme suspendus à l’intérieur, tout commentaire s’efface, toute intention critique vole en éclats. Ne reste que le choc, mental et visuel, d’un discours qui délaisse le discours pour l’expression, d’une typographie chaotique dont l’agressivité est augmentée de dessins au trait acéré. Kathy Acker ne se refuse rien. Elle pulvérise les canons littéraires et moraux à coups de bazooka, dans de grandes giclées de sang et de sperme. L’incandescence du propos tient à son analyse brillante, farouchement optimiste, du désir, si minable soit-il, vu comme une bombe à retardement, une machine bouleversante capable de faire sauter des secteurs sociaux tout entiers.
La flaque de violence et d’émotions écrabouillées à laquelle elle compare le matérialisme, et dans quoi surnagent, isolés, les excréments misérables de ce que nous appelons nos désirs, renvoie à des évidences dont la formulation exige du courage. « Chaque jour, un outil affûté, un puissant destructeur, est nécessaire pour chasser la morosité, la lobotomie, le bourdonnement, la croyance en l’être humain, la stagnation, les images et l’accumulation. Quand nous cesserons de croire en l’être humain, quand nous préférerons penser que nous sommes des arbres et des chiens, nous commencerons à être heureux. » On lui envie cette liberté de parole, et on se dit qu’on vient de trouver un autre sens au mot écriture, un sens pourtant ancien mais de plus en plus mal et rarement utilisé.
Avant-gardiste disjonctée, aujourd’hui réhabilitée par les universités anglo-saxonnes qui en font l’emblème de la radicalité, Kathy Acker revendiquait l’héritage de Kerouac, Burroughs, et comme eux subit controverse et censure. Elle est morte en 1997 à Tijuana. Elle a laissé, quelque part dans le livre, cet aveu terrible, qui lui rend un juste hommage : « Les écrivains créent ce qu’ils créent à partir de leur souffrance pleine d’effroi, de leur sang, de leurs tripes en bouillie, du magma horrible de leurs entrailles. Plus ils sont en contact avec leurs entrailles, plus ils créent. (…) La vie d’un écrivain est horrible et solitaire. Les écrivains sont bizarres alors gardez vos distances. »
Sang et stupre
au lycée
Kathy Acker
Traduit de l’anglais
(États-Unis) par Claro
Désordres/Le Rocher
205 pages, 18,90 €
Domaine étranger Comme le monde est beau
février 2005 | Le Matricule des Anges n°60
| par
Camille Decisier
Insoutenable, obscure, pornographique et dérangeante : la littérature en lambeaux de Kathy Acker ouvre des yeux incandescents sur la société contemporaine.
Un livre
Comme le monde est beau
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°60
, février 2005.