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L'Anachronique Mon oncle

mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61 | par Éric Holder

C’est un fait que, dans les familles, les oncles et les tantes ouvrent à leurs nièces et neveux des fenêtres dérobées sur le monde. Est-ce de n’être pas chargés d’autorité, comme les parents ? Ce qu’ils enseignent aux enfants tient de l’affectueux délit, du billet plié glissé dans la main, de la confidence. La jeunesse fait partie de leur privilège.
Philippe m’avait invité une semaine à la neige, à l’âge où l’on n’aime pas la neige, on déteste sortir, on laisse pousser les cheveux pour se retirer à l’abri. Il en avait été surpris, pas agacé. Pour la première fois, nous ne nous trouvions qu’à deux, au rez-de-chaussée d’un chalet qu’il partageait avec Franz, un ami. Si je n’avais pas de voix car que dire ?, du moins avais-je des oreilles, je fus bientôt instruit de tout ce qu’il convenait de savoir à propos du ballon d’avalanche, le temps de réaction de l’utilisateur qui, sans lui, serait une victime, la composition du gaz dans la nourrice qu’il avait fallu fabriquer tout exprès en Italie Philippe sortait d’un placard une sorte de grenade dégoupillée, un press-book où des pisteurs posaient près d’avalanches provoquées, des plans, des dossiers dont il ne restait plus, n’ayant rien d’autre à faire, qu’à potasser le contenu. Mais à peine avais-je, le lendemain, une ou deux questions pertinentes à pouvoir enfin poser, Philippe travaillait à l’élaboration d’un torchecul. Le plus drôle, disait-il, était que Rabelais en avait eu le premier l’idée, et de fourrer de force le volume dans les mains, d’autres plans signalons que le modèle existe maintenant, en Asie. Le troisième jour, il fut question des il prononçait avi-ons Canadair, une pièce à rajouter, je n’en suis plus sûr. Le soir, nous jouions aux échecs de façon juste assez interminable pour que, comme des randonnées, le souvenir en demeure plus tard vif et doux. La nuit, je rêvais d’un monde moderne où les instruments les plus divers ne servaient qu’à s’élever.
Mon oncle, infâme bricoleur, faisait en amateur
Mon oncle est inventeur.
Convaincu que la terre est au pouvoir de gens riches qui manquent d’imagination, il met la sienne au service de quelques-uns. On l’a vu en compagnie de vedettes, de magnats, de sportifs. Les jours néfastes, il s’accommode d’une camionnette à l’arrière de laquelle il dort dans Paris, et sourit de se réveiller aux plus belles adresses, avenue Montaigne, avenue Foch. Récit d’un jour faste :

 Éric, je te téléphone parce que j’ai besoin de connaître ta position.

 À quel sujet ?

 Par rapport à la route.
Je la lui indique.

 La maison avec un pré devant et un chien blanc qui court ?
Un vrombissement déchire le ciel, les lauriers plient tandis que des papiers s’envolent, on baisse malgré soi la tête, mon oncle se pose en hélicoptère sous la fenêtre. J’ai, depuis, planté un saule dans le pré. Je rêve, la nuit, que je dois le déterrer en hâte afin de préparer le terrain. Les habitants du hameau, un temps, lorsque nous nous croisions, souriaient timidement, levant les yeux et rentrant le cou.
Mon oncle fait acquérir des forêts, et la scierie qui va avec, en Bulgarie, pour mettre au point un procédé de traitement du bois. Mon oncle convoie des hélicoptères en Amérique du Sud. Mon oncle découvre des procédés optiques auxquels je ne comprends goutte, mais qui nécessitent de déménager de lourds téléviseurs, et de passer une partie de la journée à les brancher. Mon oncle envisage de relancer l’élevage du mâtin napolitain, et laisse en garde à mes parents un exemplaire qui dévore impassiblement les pneus des voitures à sa portée. Mon oncle s’apprête à révolutionner le système d’accrochage des tableaux dans les galeries. Mon oncle initie des clients à la la musique classique en les emmenant au concert dans le désert, sous une tente d’apparat.
On voit par là que si le « beau » n’est jamais loin, le suivi ne l’intéresse pas, et qu’engranger n’est pas son fort. De fait, peu de projets aboutissent, c’est-à-dire, achèvent leur existence dans une triste usine où ils seront exploités. Mon oncle finit par se fâcher avec ses interlocuteurs. Il a sa place aux côtés des Valeureux, d’Albert Cohen. Un des oncles Solal, au même titre que Saltiel le raffiné, Mangeclous, avocat, bey des menteurs, Mattathias le pêcheur, Salomon le timide, Michaël… « Holder », en anglais : celui qui tient, qui détient, holder of diploma, post, passport. Cet Holder-là ne détient que son passeport, son brevet de pilote, et aucun poste.
Certaines personnes, en le croisant, ont rencontré leur fortune et s’y sont tenus. Une bougie rayonne doucement sous le petit autel où trône une photo de lui. Il a installé ses enfants, il est grand-père. Au téléphone :

 En ce moment, j’ai constaté que j’avais beaucoup d’amis dans la Mo-ïse. Je les aide avec mes idées.
Je lui fais répéter.
« Dans la Mo-ïse », insiste-t-il. Comme avi-ons.
L’exercice est plaisant, quoique difficile, d’effectuer sans lui le compte des demeures qui l’ont abrité, et qui avaient toutes la vue dégagée, sur le glacier, les roselières de Camargue, la vallée de Chevreuse, le golfe de Saint-Tropez. Celui des objets d’art qui sont passés entre ses mains, et qu’il ponctue d’un - Ah ! quand il les retrouve au programme des ventes. Il salue ainsi leur parfum enfui, mais éprouvé, et réserve son regret à ce qu’il ne connaît pas déjà. J’ai omis de dire que la photographie a occupé la moitié de sa vie. Quel art plus subtil de posséder ce qui a été ? D’avoir vécu l’instant ?
C’est seulement à nos âges qu’arrive, par la fenêtre ouverte, le message que l’oncle destinait au neveu, et paré d’une jeunesse préservée. Y avait-il besoin, dans cette famille, d’encore plus d’air ? La vie est riche en toute précarité (murmure le vent dans le rideau), la vie est devant, fertile, inappropriable et pourtant.
Reçu cinq sur cinq (O.K., les écouteurs fonctionnent). À vous, le plus longtemps possible.

Mon oncle Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°61 , mars 2005.