Cet écrivain n’est pas ce que l’on peut appeler un aventurier. Il serait plutôt du genre cul de plomb, rivé à sa table de travail. Il y a d’ailleurs fort à parier que le plus grand bouleversement de sa vie fut le moment où il recueillit un hérisson. Bien sûr, en taillant ses rosiers, il lui arrive de projeter un voyage à Prague ou au Portugal, mais rien de plus, il manque trop de corne sous les pieds et de cals aux mains. On l’invite néanmoins en résidence d’écriture en Afrique, dans un village du Mali, sur le Niger : « Comme s’il avait besoin de se rendre là-bas pour écrire. Qu’on lui apporte une table, une chaise, un crayon et du papier. Sujet, avons-nous dit, l’Afrique. Facile. » La sagesse l’incite à rester tranquillement chez lui. Pourtant l’Afrique l’attend, comme il aime à le rappeler, même s’il sait pertinemment qu’il n’y mettra pas les pieds. Par acquit de conscience, il se munit d’un passeport (une première) et de l’accessoire indispensable à la panoplie de l’écrivain voyageur, un carnet de moleskine noire. Car après bien des tergiversations et des dérobades, il part, bien décidé à écrire le grand poème manquant sur l’Afrique. Mais l’aventure tourne court. Sans doute a-t-il trop médité le précepte de cet autre écrivain, Thomas Pilaster : « Ceux qui partent sur les traces de Rimbaud devront effectuer le voyage retour à cloche-pied ».
Avec Oreille rouge, Éric Chevillard se livre à une attaque en règle du récit de voyage. Ce déboulonnage aussi féroce que réjouissant fait se heurter la bétise crasse du voyageur occidental à la réalité sèche et crue de l’Afrique. Notre écrivain aimerait rencontrer des hippopotames, éprouver des saveurs et des odeurs jusque-là inconnues, mais il est incapable de laisser son arrogance et ses idées reçues au vestiaire, de s’ouvrir davantage que son couteau suisse. Quand on lui présente le chef d’un village touareg qui lui récite d’un trait Mon père, ce héros au sourire si doux, il trouve la scène risible et grotesque. Seul son corps se montre sensible à la réalité de l’Afrique, comme s’il servait de réceptacle aux maux qui l’accablent. Ses oreilles deviennent rouges, il tombe malade pas le palu, il ne faut rien exagérer, il se contentera d’une simple infection urinaire.
À son retour, bien entendu, il a tout compris. Il pérore, joue les experts, place le Mali à toutes les sauces (y compris la tô sauce gombo). Son entrée dans le cercle des grands baroudeurs est imminente. Il est inutile de lui rappeler qu’il caressait l’idée de s’octroyer la phrase de Beckett : « Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons, mais pas à ce point. »
Oreille rouge, Éditions de Minuit, 160 pages, 14 €
Dossier
Eric Chevillard
Les tribulations d’Éric le rouge
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Emmanuel Favre
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