Critique échaudé craint l’eau tiède. À lire cet extrait de la quatrième de couverture : « le narrateur de ce journal revient, au fil des jours, sur la disparition de sa compagne, neuf ans après le drame », il lui vient un soupçon. Et si l’auteur était de ces bateleurs, impossibles à distinguer l’un de l’autre, qui prennent chaque semaine d’assaut les tréteaux médiatiques pour rameuter le chaland aux cris de « Achetez mon histoire ! Elle est douloureuse, mon histoire, elle est douloureuse ! » ? À vrai dire, il garde bien le souvenir d’un précédent livre, d’un beau texte intitulé La Soif du domaine et paru chez Gallimard. Mais l’affaire remonte à 1982, autant dire une éternité pensez donc, Mitterrand accédait tout juste au pouvoir quand il est aujourd’hui devenu un héros de cinéma. Alors, le critique ouvre La Sortie au jour. Michel Karpinski est un Orphée qui descend chaque jour aux enfers comme d’autres descendent à la mine. Les dieux avaient accordé au poète thrace de ramener du royaume souterrain son Eurydice, à seule condition de ne pas se retourner sur celle-ci durant le chemin du retour il n’avait pu s’en empêcher et l’épouse en était restée pour toujours pétrifiée. Dans les profondeurs du souvenir, Karpinski se retourne à tout moment vers son aimée, pour figer l’instant du suicide : « Pour la énième fois, son geste se profile, elle approche ses lèvres d’un sexe de métal… Elle va sucer la foudre tournoyante… mes erreurs, ma cécité, mon cyanure… Elle va presser sur la gâchette, comme Rostropovitch fait revenir l’âme de Bach, de son archet rageur… » L’écrivain stéphanois en appelle parfois à d’autres mythes (« Osiris, Osiris, OSIRIS… »), à des compagnonnages d’écriture (Michon, Cioran, Nerval, Auster, Hölderlin, Blake, Artaud, Gombrowicz…), mais il reste seul pour accoucher la langue inouïe qui dira l’absence et la présence confondues : « Le deuil se nourrit du deuil, comme le désir s’est nourri du désir, ou plutôt, il poursuit sans espoir ce que le désir contenait en lui-même, une image en mal d’incarnation. »
Chacun des fragments composés à partir du 7 janvier 1995 (Balladur à Matignon, Chirac attend son heure) autour du fatal événement survenu en 1986 (première cohabitation, Mitterrand ne fera qu’une bouchée de Chirac) s’efforce de remonter à la lumière quelque poussière d’or trouvée au fond de soi-même, toujours plus loin enfouie. Au risque du malentendu, au risque de l’inintelligible : « Ne rien demander d’autre à la Langue que de décrire avec une extrême précision le flou des passions. Je me contenterais de ce paradoxe naïf ! En-deça, c’est l’autisme, au-delà, l’aphasie. »
Il faut parfois solidement se cramponner pour ne pas décrocher au long de cette descente, qui prend à l’occasion les allures d’une chute libre dans l’obscurité, mais c’est bientôt plus qu’une lumière qu’on voit briller tout là-haut, en relevant la tête, à la sortie du puits une constellation entière de personnages, de figures de tarot, de fantasmes et de souvenirs en orbite autour du Soleil noir, le café que tient et où se tient l’auteur à Saint-Étienne. Karpinski arpente les galeries du temps, parfois contraint de s’agenouiller ou même de ramper, s’abîme corps et âme contre les parois près de se refermer sur lui, et cet homme enfin sorti au jour, nous savons le nommer : un damné qui aurait obtenu rédemption, un écorché vif qui aurait de justesse sauvé sa peau.
La Sortie au jour
Michel Karpinski
Quidam Éditeur
152 pages, 15 €
Domaine français Sous un soleil noir
mars 2005 | Le Matricule des Anges n°61
| par
Eric Naulleau
Vingt ans séparent l’entrée dans le deuil de « La Sortie au jour ». Michel Karpinski voit enfin le bout du tunnel.
Un livre
Sous un soleil noir
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°61
, mars 2005.