Défense et illustration de la novlangue française
Au XVIIIe siècle, des notables allemands engagent un précepteur pour enseigner le français à leur fille. Pendant plusieurs mois les cours se suivent et se répètent, l’élève assidue fait les progrès souhaités que nul n’est en mesure d’apprécier si ce n’est le professeur. Ce dernier demande un congé, accordé avec bienveillance, puis ne donne plus signe de vie. La jeune fille continue de réviser ses leçons jusqu’à l’arrivée d’un remplaçant. Dès le premier entretien, le précepteur se rend compte que quelque chose cloche : le langage appris par la jeune fille n’est en rien du français, dont il emprunte seulement quelques sonorités (…). Il faut se rendre à l’évidence : l’élève a appris une langue totalement inventée » : cette assez fascinante anecdote permet à Stéphane Mathieu, membre du Collège de Pataphysique, de lancer son tour d’horizon des langues « extravagantes ». Les espèces inventées font foule : il y a celles qui prétendent à l’universalité (volapük, esperanto, basic-english, pour ne citer que les plus fameuses), les tolkienneries diverses (voir les lutins ou le groupe Magma), les expériences pataphysiques, lettristes, oulipiennes (vive le surjonctif créé par Queneau, que l’on utilisera de façon à rendre la phrase plus pesante : que vous chantassassiez). Sans oublier certains lexiques parallèles, recensés par divers dictionnaires : manies argotiques, jargonnantes et précieuses celles-ci « dansent des chiffres d’amour », apprend-on, bien plus qu’elles ne dansent. L’atmosphère de ces pages est agréable, sans trop manger de pain : Le Phalanstère des langages excentriques adopte la forme d’une souriante promenade, où l’on s’arrête sur quelques perles, tel le Dictionnaire des onomatopées (1908) de Charles Nodier : « le nom primitif de l’huître fut probablement l’exclamation, le cri de plaisir que la douce saveur de l’huître avait excité ». Quelque chose comme HUMMMOUUUIITRRR, donc.
L’auteur rapproche le basic-english de la novlangue d’Orwell, à savoir un système simplifié, facilitant la communication utilitaire en même temps qu’il permet de contrôler le mode de pensée. C’est à cette novlangue que Jaime Semprun consacre son essai, en lui prêtant des contours élargis : « On ne saurait mieux dire son essence qu’en disant qu’elle est la langue naturelle d’un monde toujours plus artificiel ». C’est-à-dire que l’État n’a plus à intervenir, puisque nous alimentons de nous-mêmes les contours de cette autoroute, à grands coups de chantier et de domaine de compétence. Il s’agit toujours de parler plus abstraitement, et surtout plus ordonnément, de sorte que les mots rendent compte d’un univers positif ; la profusion des termes techniques est ainsi à l’unisson de l’ « extension des domaines de la vie effectivement régis par la rationalité technique » : « si l’on creuse le sens des nombreuses locutions construites avec gérer ou gestion (…), on s’apercevra qu’elles disent beaucoup sur la manière dont chacun, à son niveau, a été responsabilisé pour assumer pleinement la charge qui lui incombe dans l’administration de la vie sociale ».
Il faut dire ici que les analyses de Semprun emballent souvent. D’abord parce que son dessein global envisager la langue à la lumière de la civilisation a finalement, depuis Rousseau et son Discours sur l’origine des langues, rencontré peu d’adeptes. Ensuite parce que le détail convainc : pourquoi tant de randonneurs, si ce n’est pour plébisciter le « promeneur rationnel », « dûment équipé et informé, conscient de l’utilité hygiénique de son activité » ? Pourquoi l’expression univoque et fonctionnelle accueille-t-elle bonasse certains traits d’indétermination emphatique pathos de l’indignation, lexique moralisant, langage de l’émotion, si ce n’est pour s’autoréguler, en intégrant « plusieurs notions confuses et subjectives » qui agissent « à la façon d’un euphorisant léger » ? Il y a toutefois quelques hics, qui empêchent d’abonder pleinement dans le sens de la démonstration : disons certaine tendance à recycler une large portion du discours philosophique s’est complu au XXe siècle à pourfendre la technique ou à altérer c’est voir les choses d’un drôle de bloc que de considérer les écrits des Lumières et de la Révolution comme le berceau de la novlangue. Surtout, le dispositif général du livre s’avère en fin de compte aussi séduisant qu’agaçant : Défense et illustration de la novlangue française constitue une apologie ironique sans faille, une vaste et brillante antiphrase dont les membres corsetés périodes, chiasmes, clausules diffusent le parfum entêtant du Grand Siècle. C’est habile, puisque la novlangue en ressort encore enlaidie ; c’est aussi un peu borné, comme le sont les proses situationnistes tendues par le fantasme du projectile parfait.
Le PhalanstÈre
des langages
excentriques
Stéphane Mathieu
Ginkgo éditeur
160 pages, 9 €
Défense et
illustration de
la novlangue
française
Jaime Semprun
Éd. de l’encyclopédie des nuisances
90 pages, 12 €