La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Domaine français La cuisine du diable

septembre 2005 | Le Matricule des Anges n°66 | par Richard Blin

Des coïncidences dans du clair-obscur, des espions, des héros, de grands sentiments, c’est un fascinant ballet de rimes et de rencontres qu’orchestre le premier roman d’Hédi Kaddour.

Étonnant, ce premier roman d’Hédi Kaddour, né en 1945 à Tunis, qu’on connaissait surtout comme poète (Passage au Luxembourg, Gallimard, 2000). Plus de sept cents pages résumées par trois lignes en quatrième de couverture. « Un homme rêve de retrouver une femme qu’il a aimée. Un maître espion cherche à recruter une taupe. Leurs chemins se croisent. Cela s’est passé au XXe siècle ». Un roman comme on n’en fait plus, avec personnages au profil cosmopolite, charge de cavalerie, enlèvement, séminaire entre neige et mélèzes dans « un pays de chocolat, de remonte-pente, de bonheur simple et de secret bancaire ». Un roman où l’on refait le monde autour d’une portion de Linzer Torte, où les femmes savent « que les idées font briller le regard bien mieux que le khôl », où l’on s’interroge sur la mort d’Alain-Fournier, et où l’on croise un héros de Bir Hakeim qui « aime les avions, les femmes, les récits d’aventures, les moteurs, les romans de mecs ». Où l’on dîne aussi avec Malraux, à Singapour. Où l’œuvre de Poincaré est comparée à celle des Pieds Nickelés, et où il est question de cyanure, de caramels mous, de la théorie de la relativité comme de l’enterrement d’un grand écrivain. Un roman donc, alliant les prestiges du récit classique à l’inventivité. Hédi Kaddour joue avec la temporalité, les voix narratives, la focalisation. C’est ainsi que le point de vue se fait tournant, que le roman n’a rien de linéaire, qu’il est composé par masses narratives centrées sur un événement marquant ou une journée cruciale, et que les lignes d’intrigue ne cessent de se croiser, ménageant surprises et révélations.
Un roman où les idées sont des forces agissantes, mais où le doute, le hasard et le détail qui « détourne de l’ensemble mais qu’il faut garder car tout finit par se mettre en perspective » (Flaubert) jouent un rôle primordial. Un roman où l’expérience métaphysique se mêle à la réflexion philosophique, où l’on se demande si la raison est historique, ou si Fontenelle n’avait pas déjà tout compris lorsqu’il affirmait que « si la raison dominait la terre, il ne s’y passerait rien ». Où les tableaux d’époque se conjuguent à de micro-récits évoquant, par exemple, la mort de Staline ou les différentes versions de celle de Béria, « un sadique, un psychopathe, un obsédé sexuel… ? » Visions du monde, condensé de l’histoire du XXe siècle (de 1914 à 1991), amours manquées, manipulation des égoïsmes et des intérêts privés et publics, dédale des logiques souterraines, avec Waltenberg, Hédi Kaddour réussit ce retour du monde dans le roman, ce récit total dont rêve un de ces personnages au début de son roman, « un grand récit, à la fois ce qui se passe dans la tête d’un personnage et ce qui se passe dans le monde, trouver le rythme pour montrer le courant même de la pensée, un nouveau type de monologue, un projet fou ».

La phrase d’Hédi Kaddour se bat contre l’ordre, elle ressemble à celle que voulait Kappler, l’écrivain du roman, « un spécialiste de la phrase rêveuse ».

Une « prose du monde » littéralement mise à nu par le feu croisé des différents regards qui se posent sur elle. Le regard romanesque d’abord, qui sonde les singularités, traque tout ce qui échappe à l’analyse ou à la rationalité. Les regards, ensuite, des professionnels de l’espionnage, de ceux qui veulent être des acteurs de leur idéal, et qui deviennent « des régulateurs de tension », comme Lilstein, un fils de grands médecins de gauche, un révolutionnaire qui voulait refaire le monde non pas « parce que le monde souffre ou le fait souffrir mais parce que le monde lui appartient ». Un idéaliste qui, après avoir cru aux bienfaits de la radio et du téléphone « si tout le monde se met à pouvoir se parler sans entrave, on peut rêver », comprendra très vite que ce monde est sans cadeaux et que pour vraiment le changer, « ce ne sont pas les jolies femmes qu’il (faut) embrasser, mais le boucher », et qui, après avoir survécu à Auschwitz et à Staline, en arrivera à constater qu’une bonne partie de ses malheurs « est venue de gens qui ne s’aimaient pas, qui aimaient les autres parce qu’ils ne s’aimaient pas, qui étaient tout le temps prêts à se sacrifier, et à sacrifier les autres pour les sauver, par dégoût d’eux-mêmes, par peur d’eux-mêmes ». Celui encore celui de Max qui, sous ses airs de joyeux bouffon à grandes oreilles, semble droit sorti de La Condition humaine, lui qui voulait devenir écrivain, se sentait fait pour prophétiser, rêvait « d’être le fou d’un Roi Lear, ou Scapin », et ne sera jamais qu’un journaliste condamné à écrire des articles formatés aux désirs du patron « Faire pleurer Margot et bander Marcel », avec élégance si possible, et en évitant « le délire d’auteur ! Un article, c’est juste ce qu’on a le temps de lire aux chiottes ». Ce qui ne l’empêchera cependant pas de couvrir tous les événements du siècle dernier, copinant avec les officiers des Affaires indigènes au Maroc, durant la guerre du Riff, arrivant en Chine au moment où Tchang Kaï-chek commençait « à liquider ses révolutionnaires », ou fréquentant la table des diplomates tout au long de la guerre froide.
C’est ce jeu de dupes, ces vérités manipulées, cet incessant divorce entre la réalité et les représentations officielles qu’on en donne, qu’incarnent les personnages mis en scène par Hédi Kaddour. Ceux-là mêmes, ou leurs semblables, qui, dès 1929, à Waltenberg, au cœur des Alpes suisses, rêvaient (déjà) de construire l’Europe. Une semaine de bataille d’idées « de monocles, de magnificence, de galanterie, les hommes font les lois, les femmes font les mœurs, il y a les paneuropéens, les nationalistes, les internationalistes, les conservateurs, les partisans du grand dirigeable, (…), des anticolonialistes, des économistes, des philosophes… » On poétise, on rêve d’aimer, d’être aimé, d’apprendre, de trouver les moyens de rendre le monde plus juste. Hélas on ne refait ni les hommes ni le monde, et guerres, massacres et terreur idéologique continueront de régner… Restent l’amertume, la nostalgie, le souvenir de l’aventure, l’écho du chant des amours mortes ou impossibles. Ce chant à propos duquel Lena aussi grande cantatrice que grande amoureuse et grande espionne, disait qu’il ne devait pas tout exprimer, que l’interprétation devait laisser le public en suspens. « Il ne faut pas qu’il reçoive, il faut qu’il reste tendu vers ce que vous êtes en train de chanter, ce n’est pas de l’hésitation, ce n’est pas du mystère, c’est une tension ».
C’est ce que fait Hédi Kaddour avec les mots, avec sa phrase. Rien à voir avec la phrase sèche à la mode, la phrase qui dit tout en dix mots, qui claque, qui fait jeune, qui « pactise avec l’ordre ». La sienne se bat contre l’ordre, ressemble à celle que voulait Kappler, l’écrivain du roman, un « spécialiste de la phrase rêveuse », de la phrase « mille-pattes », un grand humaniste qui aura passé sa vie « à faire l’essuie-glace » entre l’Est et l’Ouest, avant de se suicider, probablement pour n’avoir « pas supporté d’avoir connu le socialisme réel ». Il voulait une phrase longue, « une phrase en désordre », une phrase qu’il ne commençait pas s’il savait comment la terminer, « parce que le lecteur saura aussi ».
D’où un roman tout en jeux d’effets de clair-obscur, riche en ombres, énigmes, secrets, et modulations de fascinations réciproques. Un récit où « chaque âme est à elle seule une société secrète » (Jouhandeau), où l’ellipse est reine et où le plaisir de parler à travers d’étourdissants monologues où les mots tournent autour de ce qu’il faudrait dire mais qu’on ne saurait dire métier d’espion oblige (« un grand métier, avec de petites conversations ») relève d’un art plus que consommé du silence et de l’allusion. Un roman vibrant de toute l’expérience humaine de la dissonance, et hanté d’échos venus, entre autres, de Conrad et d’Albert Londres, de Malraux et de Kessel, de Faust et de Shakespeare. De la très belle ouvrage, à lire et à méditer en une époque où il en est encore pour croire que faire sauter des bombes aide les gens à penser…

Richard Blin

Waltenberg
Hédi Kaddour
Gallimard, 715 pages, 22,90

La cuisine du diable Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°66 , septembre 2005.