Dominique Fabre au bar des âmes perdues
C’était obligé qu’on se retrouve au Cercle, le bistrot d’Asnières qui fait face à la gare R.E.R. C’est au Cercle déjà qu’on avait croisé un serveur un peu usé dans Mon quartier (Fayard, 2002), c’est au Cercle qu’officie le barman narrateur de La Serveuse était nouvelle, l’émouvant nouveau roman de Dominique Fabre. On a donc mis le cap vers les Hauts-de-Seine, sur un périphérique parisien qui sent bon les prochains embouteillages de la rentrée. On salue, au centre d’Asnières, le Général De Gaulle et André Malraux qui devisent en statue de bronze à l’entrée de la rue de La Station. Et nous voilà déjà devant le fameux bistrot, surpris de constater que Le Cercle s’appelle en fait La Rotonde, et que La Rotonde, de l’autre côté de la rue, s’appelle Le Cercle. L’écrivain a interverti les deux cafés, prétextant un problème de mémoire, mais ne s’agissait-il pas de faire en sorte que la réalité littéraire s’affranchisse de la réalité topographique ? On entre donc dans La Rotonde où nul serveur n’a encore atteint la cinquantaine du Pierre de La Serveuse était nouvelle. Ce qui est nouveau ici, c’est la décoration, refaite depuis le 1er août. Tant pis pour le tourisme littéraire qui aurait peut-être conduit quelques lecteurs de Dominique Fabre en pèlerinage dans ce troquet. Encore qu’on imagine mal les romans ou nouvelles de notre hôte, jeter sur les routes des cars entiers de Japonais rodés, après le Da Vinci Code, à photographier les hauts lieux de la littérature… Jusqu’à ce jour, aucun des huit livres de Dominique Fabre n’a dépassé les 4000 exemplaires vendus.
Même ici, dans ces quartiers de banlieue où sans cesse son écriture vient dénicher des histoires simples, Dominique Fabre se promène incognito. Personne ne sait que son œil a enregistré, en quarante-cinq ans, de quoi construire sur le papier sa mythologie portative. Depuis son premier roman, Un jour moi aussi, j’irai loin, paru en 1995, il n’est pas un livre qui n’évoque peu ou prou ce tissu urbain qui va de la gare d’Asnières à celles de Bécon, Bois-Colombes et Saint-Lazare. Territoire qu’on arpente partiellement en cette fin d’août, reliant dans la conversation et la marche, la maison d’Emmanuel Bove, la Seine ébouriffée par un vent de septembre, un marchand de clés « qui n’a pas bougé depuis mon enfance », des maisons bourgeoises, des immeubles à loyer modéré. À nos côtés, Dominique Fabre se marre, en un rire monté sur ressorts, confus d’avoir tiré du lit un journaliste méridional pour visiter ça, autant dire pas grand-chose, presque rien : son pays.
Car s’il est né en 1960 rue d’Avron, dans le XXe arrondissement parisien, comme Edgar auquel il allait donner vie à son deuxième roman, c’est bien dans les Hauts-de-Seine que son enfance s’effectuera. Ou plutôt, aurait dû s’effectuer. Car enfant peu désiré, Dominique Fabre est dès la naissance sevré de l’affection familiale. Les parents se sont séparés avant qu’il ne vienne au monde : le père, cavaleur et assez peu responsable fera de...