Eugène Savitzkaya en toute liberté
La brasserie s’appelle Taverne Rétro et promet qu’on y sert une bière impeccable. Pour l’heure (matinale), c’est le seul bistrot proche de la rue d’Agimont à offrir une table au soleil. La Jupiler qu’on boit ici exhibe un col blanc qui ravit, une fois n’est pas coutume. Elle désaltère et promet. D’autant que ses cousines trappistes s’affichent à toutes les devantures des tavernes de Liège la Belge aux rues pavées. Depuis notre terrasse, on voit l’homme qu’on est venu rencontrer se promener dans ce quartier à la minorité turque, une main en poche. Il s’arrête à la devanture d’un bouquiniste (Brel en vitrine et quelques vieilles bandes dessinées) mais repart aussitôt : le magasin n’est pas encore ouvert et promet moins que la Jupiler. Une heure plus tard, on le retrouve sur son balcon de pierre, penché vers le visiteur qui vient de sonner. C’est bien lui. On entre : l’escalier conduit au premier étage, ce n’est pas grand, mais on reconnaît aussitôt la cheminée telle que décrite à la page 60 de Fou trop poli : « le fou vénère aussi sa cheminée, la cheminée qui fait face à son lit, à Liège en Agimont. Il y colle ses reliques, montagne sur la mer, tours en briques plates ou à la structure d’acier, sévère petite fille, poisson tenu entre deux doigts par la nageoire dorsale épineuse ». Voici Jérôme Lindon derrière un bougeoir, Samuel Beckett ici et plus bas mais au centre, les parents de l’auteur, bras dessus bras dessous : « ils marchaient sur les pavés d’une rue du centre, ils marchent pour toujours. » C’est un peu le foutoir ces photos collées sur et autour du manteau de la cheminée, quelque chose qui ressemble aux livres de l’écrivain : des morceaux de vie intime, personnelle, la salutation à quelques écrivains, quelques amis peintres, des portraits de famille, des clichés d’événements petits et de la nature, grande.
Venu au roman encore que le terme soit discutable à partir de la poésie, Eugène Savitzkaya glisse dans ses livres beaucoup de sa vie sans pour autant se livrer ni à l’autobiographie ni à l’autofiction. Certains de ses titres participent plus de la chronique : ainsi Marin mon cœur pour lequel l’auteur a écrit, à partir de l’observation de son fils dans ses deux premières années, une centaine de textes courts, tendres, drôles, étonnants. De même, En vie aborde-t-il sous la forme fragmentaire les tâches les plus minuscules auxquelles se livre celui qui s’occupe de sa maison. Dans la pièce de théâtre La Folie originelle, c’est le tremblement de terre de Liège en 1986 qui donne la toile de fond aux échanges déjantés des voix. Ailleurs, l’écrivain mêle si fortement la poésie à sa prose que le lecteur n’a guère d’autre recours que se laisser porter par des musiques, des sons, des changements de rythme. Même lorsqu’il s’attaque à la biographie d’Elvis Presley dans Un jeune homme trop gros, on ne peut s’empêcher dans le portrait qu’il dresse des parents d’Elvis (jamais nommé) de penser à ses parents à lui. Mais peu importe peut-être...