On pense à un geste quand on lit J’apprends de Brigitte Giraud. Un geste très simple, comme son écriture : celui qui consiste à lisser une page blanche du revers du bras ou du tranchant de la main. Ça pourrait être aussi le geste de celui qui déplace un petit râteau dans un jardin zen. C’est une manière de s’approprier un espace, de l’apprivoiser, d’en prendre la mesure.
J’apprends sonne comme une théorie de souvenirs, rassemblés, un à un, grain à grain, pour en maîtriser le flot. Textes fragmentaires constitués de phrases courtes, retenues, le roman nous plonge dans les souvenirs d’une femme qui connut enfant les jeudis sans école. Cela correspondrait à l’âge de la romancière, qui ne fait pas sa quarantaine. Le travail de mémoire s’attache donc, semble-t-il d’abord, à de petits riens : l’école, ce qu’on y apprend, la famille, ce qu’on en ignore. L’enfance est ce moment où l’on découvre en soi des fenêtres qui nous ouvrent au monde, au sentiment, à la cruauté. Il y a des scènes d’une violence psychologique qui nous touche, comme lorsque la maîtresse, Madame Durel, humilie une élève malheureuse. Brigitte Giraud, l’air de ne pas y toucher, désamorce en fait des mines posées il y a longtemps sur le chemin de la vie. L’attention entomologiste portée aux petits reliefs de la mémoire sert en fait de tamis pour isoler les plus denses noyaux d’angoisse. On sait assez vite vers où l’on va, puisque la narratrice, pour parler de la compagne de son père dit sans cesse : « celle qui n’est pas ma mère ». Et que l’Algérie, où est née la romancière, est une béance dans son livre d’histoire : « Nous marchons sur de la braise encore brûlante et personne ne veut nous raconter notre histoire. Nous savons que la Méditerranée a baigné le destin de nos pères, qu’elle en a fait des hommes nostalgiques ». Et peut-être aussi de leurs enfants, des bâtisseurs d’échafaudages posés sur le silence. L’art du livre est de nous porter au bout d’une colère tue, de nous en faire à notre tour les détenteurs. Cela passe par une justesse de ton où la précision du trait aiguise des cruautés domestiques : « Pour marquer la mort de Mike Brant, nous ne prenons pas de dessert. » On sourit, mais le sourire est jaune.
J’apprends de Brigitte Giraud, Stock, 156 p., 15 €
Domaine français Déchiffrer le silence
novembre 2005 | Le Matricule des Anges n°68
| par
Thierry Guichard
Un livre
Déchiffrer le silence
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°68
, novembre 2005.