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Poches L’enfance volée

janvier 2006 | Le Matricule des Anges n°69 | par Thierry Cecille

La réédition opportune, vingt-cinq ans après, de « L’Île atlantique » de Tony Duvert, roman d’aventures cauchemardesques et satire grinçante d’une France féroce, doit nous inciter à (re)découvrir son œuvre provocante et véridique.

L' Ile atlantique

Curieuse trajectoire, énigmatique : Tony Duvert (né en 1945) publie, entre 1967 et 1982, une dizaine d’ouvrages, romans, récits et essais, sa notoriété grandit peu à peu, entre le scandale et l’admiration, le prix Médicis récompense, en 1973, son Paysage de fantaisie. Mais il choisit le silence rompu seulement, en 1989, par un Abécédaire malveillant, sarcastique recueil d’aphorismes, de pensées plus noires que celles des illustres prédécesseurs La Rochefoucauld ou Chamfort. Si le silence de Rimbaud ne cesse d’interroger les biographes, on pourrait s’étonner plus encore de celui-ci : il semblerait en effet que dès lors qu’un romancier entre dans la carrière, rien ne puisse plus l’en détourner, jusqu’à ce que mort s’ensuive (et même si les lecteurs, eux, l’ont déjà abandonné…) ! Que s’est-il passé ?
Gérard Mordillat, réalisateur talentueux d’En compagnie d’Antonin Artaud, documentariste célébré (avec Jérôme Prieur) de la série Corpus Christi, et romancier lui-même, a choisi d’adapter pour Arte L’Île atlantique (1979) que les Éditions de Minuit nous proposent donc dans leur collection de poche. Si ce roman peut offrir une porte d’entrée passionnante dans cette œuvre, dont il reprend un grand nombre de thèmes, il constitue également une sorte de modèle, puisque Duvert y utilise à la perfection une large palette d’effets et d’outils romanesques. L’intrigue en est simple : une douzaine d’enfants et d’adolescents de milieux sociaux différents échappe peu à peu au contrôle des parents pour constituer une bande qui se livrera à une série de vols parfois accompagnés de morts accidentelles jusqu’à ce que la police rétablisse l’ordre, sécuritaire et familial. L’île, quant à elle, figure à la fois, symboliquement, l’enfermement auquel ils tentent d’échapper, mais aussi la banalité de n’importe quelle sous-préfecture française d’alors (et d’aujourd’hui ?), avec ses quartiers bourgeois et ses périphéries populeuses, ses boutiquiers et ses notables, ses bistrots et ses auberges pour repas de Fête des mères, son église dominicale et son hôtel luxueux pour adultères furtifs. Au-delà, cependant, il subsiste un autre espace, qui peut faire croire à certains que la fuite est possible : des champs et des forêts, des buissons et des cavernes, les grèves de sable et l’océan. Car il faut s’échapper, ou du moins le tenter, avant que d’être rattrapé par les adultes et la vie adulte. Une échappée, hésitante, chaotique, dérisoire ou vaine pour certains, dernier sursaut de révolte ou d’espoir avant la mort lente voilà ce à quoi nous assistons. La vision qui nous est donnée de ces enfants est loin d’être idéale, et leur fuite n’a rien d’idyllique : ils sont parfois niais, veules ou hypocrites, leurs actes peuvent n’être en fin de compte qu’ « un seau d’eau sale jeté à travers des saletés moins mobiles », il n’en demeure pas moins qu’ils échappent à l’abjection dans laquelle pourrit le monde adulte, sans doute parce qu’ils ne détiennent encore aucun pouvoir.
Le pouvoir, en effet, l’omnipotence même, terrorisante et la plupart du temps sadique, s’exerçant en violences physiques ou psychologiques, est bien ce qui caractérise la famille (l’ « infamille » infamante plutôt), quelle que soit la classe sociale, qui est au cœur de cette peinture, qui en est la cible, effrayante et cependant proche de ce que tous, peu ou prou, nous avons connu, connaissons et mettons en pratique ? Chez les Viaud, les Guillard et les Pellisson (« Aucun doute on est bien en France ! » ainsi que le disait une forte réplique des Valseuses 1973) on frappe, on enferme, on hystérise, on larmoie, on s’adonne au chantage affectif, au moralisme du qu’en-dira-t-on ou au dégoulinant copinage post-soixante-huitard. C’est que si l’on a fait des enfants, c’est pour soi non pour eux ! Ils n’ont alors aucun droit : leur imaginaire, leur sexualité, leur langage, leurs désirs, ils devront les conquérir et les préserver coûte que coûte, à grand renfort de ruses ou de mesquineries, esclaves muets à qui l’on demande en plus d’être tendres et jolis. Rien d’étonnant à ce qu’ils errent, confus : les uns et les autres, dès l’entrée dans ce monde, ont été rendus inaptes à la liberté, à l’usage d’un langage qui leur permettrait de comprendre le monde et autrui, comme à la possession d’un corps qui leur donnerait du plaisir. Sans doute retrouve-t-on là ce que Foucault, au même moment, théorisa comme « assujettissement » : la constitution du sujet au deux sens du terme dans l’obéissance, inconsciente et refoulée, aux normes d’une société disciplinaire, où le « bio-pouvoir » prend en charge jusqu’à la sexualité qui n’a plus rien d’intime la famille et l’école étant, aujourd’hui encore, les plus puissants auxiliaires de cet assujettissement inassouvissement consenti.
« L’Île atlantique » est une parfaite mise en forme romanesque de la critique radicale de la famille française et de son moralisme inquisitorial et destructeur.
Qu’on se rassure cependant, rien ici du lourd roman-à-thèse, bien au contraire. Comme s’il s’agissait d’un hommage (ou d’un adieu ?), on peut se demander si Duvert ne reprend pas à son compte toute une histoire du roman, en rassemblant les acquis et ambitions d’un certain nombre de modèles : on peut ainsi penser à Flaubert (absence relative du narrateur, recours fréquent au style indirect libre, usage des ellipses et d’un passé simple qui « fige » une scène, caricature des différents visages de la bêtise, pastiches par exemple les articles critiques, pédants et indigestes, de Laure Boitard), à Zola (re-création de sociolectes, qu’il s’agisse des conversations si l’on peut dire ! entre commerçants et clients ou des diatribes logorrhéiques et assourdissantes de Mme Seignelet), au Guilloux du Sang noir (évocation des enseignants et des notables, de cette prétendue élite de sous-préfecture), à Céline (les scènes familiales d’affrontements verbaux ou physiques rivalisent avec certaines pages du Voyage ou de Mort à crédit)…
L’Île atlantique est donc une parfaite mise en forme romanesque de la critique radicale de la famille française (bourgeoise aussi bien que petite-bourgeoise) et de son moralisme inquisitorial et destructeur que Duvert établit par ailleurs dans Le Bon Sexe illustré, dans L’Enfant au masculin et dans de nombreux fragments de l’Abécédaire malveillant. Ainsi qu’il l’annonçait, n’assiste-t-on pas de nos jours au règne des Mères avec leur cortège de tiède répression, d’hystérie bavarde, de confortable conformisme terrorisant, de doucereuse castration ? De même il dénonçait rejoignant en cela sur certains points l’analyse contemporaine de Pasolini la fausse libération sexuelle qui s’avérerait n’être qu’une arme nouvelle du capitalisme post-fordien, et, comme Pasolini dans Salò, mettait en scène le néo-fascisme de la consommation de corps offerts, martyrs et torturés, dans son terrifiant Paysage de fantaisie (le titre étant bien sûr une antiphrase). Peut-être n’avait-il pas prévu, cependant, la force de notre néo-puritanisme, l’hydre aux mille têtes éructantes des diverses ligues de vertus ou de protection de ceci et cela : son désir pour les jeunes garçons à peine pubères (mendiants picaresques et prostitués occasionnels du superbe Journal d’un innocent, enfant imprévisible adoptant un adulte dans Quand mourut Jonathan, fugueur rimbaldien de Récidive…), la litanie émerveillée des rencontres érotiques (avec ses obsessions physiologiques ou scatophiles revendiquées) n’empêchèrent pas, jadis, les dithyrambes de Nourrissier, Claude Mauriac ou autres Poirot-Delpech.
Le Médicis aujourd’hui le couronnerait-il de nouveau ? On ne peut qu’en douter. Est-ce une des raisons de son silence ? S’est-il tu par lassitude, par dégoût, sentiment de l’à-quoi-bon ? Ou bien faut-il voir là plutôt une forme de sagesse, ou d’orgueil ? « Des écrivains cheminent vers le silence, renoncent à s’exprimer, à communiquer. Jugent-ils trop mensonger de dire, de croire, de faire croire ? Tout progrès intellectuel vous rend plus apte à créer, mais plus réticent à le faire. On rejoint l’abstention des bons esprits qui n’ont rien mis au monde. » (Abécédaire malveillant, article « Silence »)

L’Île atlantique
Tony Duvert
Éditions de Minuit, « Double »
324 pages, 8,90

L’enfance volée Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°69 , janvier 2006.
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