Henning Mankell est surtout connu pour ses romans policiers. Mais sa passion le pousse plutôt vers le théâtre. L’Arche avait déjà publié une première pièce : L’Assassin sans scrupules destinée à la jeunesse et ressemblant par certains aspects à une enquête policière sur le monde de la confession. Ici les deux pièces Ténèbres et Antilopes sont conçues comme un diptyque. On sent que le sujet tient l’écrivain énormément à cœur, à savoir l’opposition entre le Nord et le Sud, entre pays riches et pays pauvres.
Henning Mankell partage son temps entre la Suède et le Mozambique où il dirige le Teatro Avenida. Ce double ancrage géographique est constitutif de sa vision du monde. « Je ne suis pas venu en Afrique pour des raisons romantiques. Il n’y a rien de paradisiaque là-bas, bien au contraire. Mais depuis mon enfance je savais que je devais m’y rendre un jour. A présent, j’ai une tour d’observation en Europe et une autre en Afrique. Ça me permet de voir le monde plus clairement, surtout l’Europe… Je suis en colère quand j’entends comment on parle de l’Afrique. On sait tout de la manière dont les Africains meurent, et rien de la manière dont ils vivent. Il est temps que l’Afrique envahisse l’Europe avec ses histoires (…). L’Occident ne se soucie que de l’avenir. De ce qui arrive, de ce qui vient après. Nous perdons le lien à l’histoire… Ce que j’ai vu en Afrique, c’est l’Europe. L’Afrique fait de moi un meilleur Européen », explique Mankell dans une préface.
Ces deux pièces sont écrites pour se répondre. Ce sont deux huis clos qui traitent d’un même enfermement provenant de l’exil et de la peur de l’étranger. Un enfermement qui génère de la violence et une dérive vers la folie. Les deux pièces se font le pendant l’une de l’autre, dans leur géographie et leurs personnages. La première, Ténèbres, raconte l’après-traversée clandestine d’une famille africaine à bord d’un bateau qui a fait naufrage. Seuls le père et la fille sont survivants, la mère est morte noyée. Les deux rescapés se retrouvent enfermés dans un appartement en Suède. Le père espère repartir au Canada. Mais, sans plus aucun moyen économique, ils semblent bel et bien abandonnés, en proie au cauchemar de leur traversée. Antilopes met en jeu un couple de Suédois, partis travailler en Afrique pour le compte de la banque mondiale. Leur maison, ultra-sécurisée par peur de l’agression se transforme là aussi en prison.
Dans les deux pièces, le décor est conçu comme une illusion d’optique, un collage d’un morceau de banlieue suédoise, d’un paysage désertique, d’une salle d’attente et d’un camp de transit pour Ténèbres et une salle de séjour qui serait par moments envahie par le bush africain, sa végétation et ses animaux pour Antilopes. Dans les deux cas, l’extérieur, menaçant, n’est jamais visible, seulement perçu de manière sonore, comme un danger. Pour Antilopes, l’auteur va même jusqu’à nous prévenir que les personnages principaux de la pièce sont les Africains, mais qu’on ne les voit pas, tous les fantasmes de peur sont donc possibles.L’écriture met en œuvre une tension de tous les instants, proche du cauchemar éveillé, la bascule dans le meurtre. La mort violente hante chaque personnage, avec cette question lancinante de l’Homme dans Antilopes concernant les Africains : « nous devons choisir si nous les aidons à vivre ou à mourir, nous ne pouvons pas faire les deux… »
* Antilopes est créée au théâtre du Rond-Point à Paris dans une mise en scène de Jean-Pierre Vincent, jusqu’au 18 février.
TénÈbres
Traduit du suédois par Terje Sinding
Antilopes
Traduit du suédois par Gabrielle Rozsaffy (et Bernard Chartreux)
Henning Mankell
L’Arche
130 pages, 14 €
Théâtre Exilés et naufragés
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Laurence Cazaux
Ténèbres et Antilopes sont les deux versants du fossé qui sépare l’Afrique de l’Europe, deux histoires pour une même violence, d’Henning Mankell.
Un livre
Exilés et naufragés
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.