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Des plans sur la moquette Sur les lieux de ça

février 2006 | Le Matricule des Anges n°70 | par Jacques Serena

Un peu partout, des experts à l’esprit pratique, depuis leurs bureaux d’études, décident de supprimer des lieux, champs de blé, de bourrache, de coquelicots, des bois entiers, pinèdes, clairières, et si au milieu se trouve une rivière, pas de problème, on la recouvre. Parce que, pour ces experts, vu de leurs bureaux d’études, ces lieux ne servent à rien, puisqu’on n’en tire pas d’argent, ou si peu, qu’on en tirera bien davantage si on fait à cet endroit-là un parking, un centre de remise en forme, une maison d’arrêt, une bretelle d’autoroute ou d’autres bureaux d’études pour d’autres experts.
On me dira qu’il y a des régions où champs et bois restent en l’état, comme dans par exemple le Lot. Oui, le Lot, je sais, j’ai passé quinze jours à Bagnac-sur-Célé l’été dernier, et la raison de cet exceptionnel oubli on la comprend vite : les gens de ces coins-là, on ne peut rien en tirer, village désert le jour, ne laissant qu’au soir peu à peu surgir, sur le coup de vingt heures, une génération spontanée de fatigués convergeant vers le bar en contrebas, des gens qui se terrent tout le jour derrière leurs portes sans aucun nom dessus, de peur qu’on ne sait trop qui ne retrouve leur trace et ne vienne se venger d’on ne sait quoi. Même à moi, cet été, m’est vite apparu que, dans le Lot, une halle de remise en forme ne servirait à rien.
Mais pour les régions vives, où il y a des êtres en activité, qui vivent au grand jour, et dont, partant, on peut tirer de l’argent, les experts dans leurs bureaux d’études n’hésitent pas. Centres commerciaux, centres de loisirs, dépôts, partout où c’est possible, partout où, pour eux, il n’y a rien. C’est-à-dire partout où demeurait un peu de possibilité de moment transcendantal. Les champs, les bois, les clairières, les ruisseaux, tout lieu où l’on pouvait soudain se sentir en même temps terriblement heureux et triste.
Alors, parfois, on passe sur une route, sans savoir que c’est une rivière recouverte, sauf que, au fond de soi, on se met à sentir que, sous nos pieds, juste là, juste dessous, elle coule encore, la rivière. On sent que, elle continue encore. Le temps d’une plainte muette, on sent que, sous nos pieds, de la belle et grave possibilité ancienne coule. Entre la folie des jours et la nuit des temps, juste dessous, juste là, sous nos pieds, sous nos allées et venues, coule ce silence humide, minéral. À son rythme, loin dessous. On ne voit plus mais on sent bien que, là-dessous, pourrait encore arriver ce qui peut arriver au bord des rivières. À peu près la même chose que dans les clairières, les bois. On sent que, ce qui est en bas n’est plus en haut. Ou si rarement. On sent que nos vieux rêves sont enfouis, presque trop loin, déjà. Là-dessous.
Alors, le temps de la plainte muette, on sent à quel point cela nous manque cruellement, le transcendantal. Et on a peur de penser que ce qui a été fait dans l’aveuglement ne puisse être défait que dans l’aveuglement.
Et là, par rapprochement d’idées, me revient cette divine nuit de juin dernier, à Hérisson, dans l’Allier, je crois, avec la belle Anne-Laure Liégeois et sa tribu du Théâtre du Festin de Montluçon. Elle avait imaginé un spectacle en plein bois, avec un final où tous et toutes, comme autant d’elfes, de satyres, de naïades, de dryades, de nymphes, d’océanides, couraient dénudés dans la clairière, au clair de lune. L’événement est encore en moi, comme certainement en chacun de celles et ceux qui ont assisté à « Ça ». « Ça », c’était d’ailleurs le titre du spectacle.
Cette nuit-là, grâce à la naïade en chef Anne-Laure Liégeois, j’ai compris qu’un des rôles du théâtre, aujourd’hui, était d’affirmer notre besoin crucial de ces lieux, de ce qui peut y avoir lieu, provoquer, invoquer ces apparitions que l’on a, au fond, toujours espérées, à chaque fois que l’on a traversé une clairière, en espérant de moins en moins.
Je suis retourné sur les lieux, dimanche dernier, ce jour-là je n’avais pas mis ma veste, pour faire comme Anne-Laure Liégeois. Me suis assis, comme elle s’était assise. Je suis resté assis là, me suis senti en même temps terriblement heureux et terriblement triste, comme elle, même si elle ne m’a pas dit avoir été triste, moi je savais que si, et j’ai su alors comment elle l’avait été. Ce qui a fait qu’en restant assis là j’étais en train d’apprendre quelque chose.
Et maintenant, écrivant ceci, le nez sur la photo souvenir prise par Jean-Louis Martinez, je ne sais plus si j’ai su ou rêvé que, à la fin du spectacle de « Ça », parmi ces créatures dénudées qui couraient, avec le clair de lune collant comme un masque blanc sur les visages, j’étais le seul à savoir que l’une d’elles était là secrètement.

Sur les lieux de ça Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°70 , février 2006.
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