En avril 1972, Alejandra Pizarnik note fébrilement : « La mort se referme sur moi, elle est mon seul horizon ». Six mois plus tard, la menace est autrement réelle : « Je suis la nuit et nous avons perdu », écrit-elle cette fois, un tube de somnifères à portée de main. Ce sentiment de perdition a toujours présidé à sa vie. Le suicide du 25 septembre 72 n’est jamais que le point final d’une tentation longtemps repoussée. Perdue, Pizarnik l’a toujours été, prenant acte dans un poème au titre explicite En l’honneur d’une perdue de la « certitude d’être pour toujours de trop dans le lieu où les autres respirent ». Perdue, elle l’est en fait depuis le tout premier jour, depuis ce 29 avril 1936 où elle vient à naître à Buenos Aires, où sa famille d’origine russe et juive s’était réfugiée fuyant le climat antisémite des années 30 en Europe. Depuis ce jour il n’y eut pas de trêve à l’inquiétude. Dès la naissance « Tout glisse vers la noire liquéfaction ». Cette vie traversée n’est jamais alors qu’une manière de domestiquer « le désir de mourir », pour « mot à mot apprendre les images de l’ultime autre côté« »ultime abîme ». À force de se mouvoir « au centre de l’idée noire », « les ombres noires », « interminables ombres », ont eu raison d’elle. Toujours Alejandra Pizarnik a eu peur de ces ombres, de la sienne en premier lieu. « Je suis avec frayeur », écrit-elle ; « Je vis en danger ». D’où lui vient ce tourment intérieur ? Peur de perdre la raison ? Certainement. En tout cas elle vit comme prise en « tenailles » et tout du long de cette Œuvre poétique établie à l’initiative d’Alberto Manguel, on assiste progressivement à la dissipation de son « désir d’être ». Car rien, vraiment rien, n’exorcise ce « mal de vivre inexorable », comme dit Claude Couffon, traducteur avec Silvia Baron Supervielle de ces « poèmes stagnants » rien n’apaise, pas même d’écrire en toutes lettres ce mal être, pas même de l’apprivoiser sur le papier. Somme toute, pour Pizarnik, il en va de la poésie comme de la psychanalyse : elle rouvre les blessures mais ne saurait aucunement les refermer. Écrire jette du sel sur des plaies que la langue ne saurait suturer. La poésie rafistole, guère plus. « Rien ne console » en fait, pas même de se sentir aimée. Et dieu sait qu’Alejandra Pizarnik le fut. Mandiargues, Paz, Cortázar, tous rencontrés lors d’un séjour parisien au début des années 60, lui vouèrent une attention admirative. De même les amis d’Argentine, Silvina Ocampo, Olga Orozco, tant d’autres encore.
À embrasser d’un coup d’un seul ces « phrases écorchées », ces « poèmes funestes », on a le sentiment dans cette œuvre, et dans cette vie, d’une immense attente. « Elle agonise d’attente », lit-on dans un poème de 1965. Ainsi qu’une « créature en prière », elle attend quelqu’un ou quelque chose. Que ce quelqu’un, ou ce quelque chose change la donne. Mais rien, malgré « un désir d’autre chose », rien ne vient : « Je suis seulement venue pour voir le jardin où quelqu’un mourrait par la faute de quelque chose qui n’a pas eu lieu ou de quelqu’un qui n’est pas venu ». Cette mourante, c’est elle. Ce quelque chose qui n’est pas venu, peut-être est-ce Dieu, peut-être la possibilité d’atteindre dans et par la langue, « une petite vérité où (s)’asseoir ». La presque intégralité de l’œuvre nous montre ainsi un poète intérieurement désintégré qui résiste autant qu’il lui est possible à « l’appel de la mort ». Quasi complète, cette œuvre nous montre l’incomplétude originelle du poète qui ne voit dans la langue qu’une béquille. Alejandra Pizarnik écrit comme une lampe qui grésille : un coup c’est la pénombre, le coup d’après la pleine lumière. « Louve anxieuse » que la lumière attire, elle aura fini, à 36 ans, par rejoindre définitivement le domaine des ombres.
Œuvre
poétique
Alejandra
Pizarnik
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon
Actes Sud
340 pages, 29 €
Poésie Ténèbres argentines
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Anthony Dufraisse
Septembre 1972 : Alejandra Pizarnik se suicide. Intense et fulgurante, son écriture n’aura jamais compensé un tenace mal de vivre.
Un livre
Ténèbres argentines
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.