La vocation de la littérature n’est-elle pas de démasquer, en les mettant en scène, les mensonges les plus beaux comme les plus vils qui fondent nos existences ? C’est ce que semble nous dire Arthur Schnitzler, cet entomologiste de l’âme humaine qu’intéressent toutes les extravagances des sentiments de la société viennoise crépusculaire des Habsbourg. Tel est en effet le fil directeur de ce recueil aux nouvelles disparates : qu’il s’agisse d’affabulations (« Fritzi »), de mascarade, dans le mariage (« La Fiancée ») ou dans les conventions sociales (« Le Prince est dans la salle »), on retrouve le thème de l’imposture des êtres qui trichent ou s’abusent eux-mêmes, en mimant les gestes, les discours et les visages de l’amour (« Une petite comédie », « La suivante »). Quitte, lorsque la passion a vraiment existé, à la « profaner » (« L’Autre ») ou à la vandaliser (« Un héritage »). Cette démystification des beaux sentiments et des belles formes visible jusque dans le détournement du genre du conte en « une histoire, ridicule, affligeante et étonnante à la fois » (« Ah, quelle mélodie ! ») est là pour railler une société infatuée et hypocrite, sujette à l’éclosion de tous les délires et les névroses. Comme ce poète qui n’étreint que les ombres de son imagination maladive (« O capricieuse imagination ! Tu brilles comme l’or et fais de l’un (…) le plus heureux des fous un poète et de l’autre (…), le plus pitoyable des poètes un fou ! » in « Mon ami Y ») ou cet amant qui s’abîme dans le fantasme d’une possession totale de sa maîtresse (« Les Trois Elixirs »).
Car constituer un objet irréel, un sentiment ou un rôle, n’est qu’une façon de tromper les désirs (de soi-même ou des autres) pour les exaspérer ensuite. Et Schnitzler, que Freud considérait comme son « jumeau psychique », excelle à montrer que jouer le désir, c’est toujours jouer le manque, que seule la mort peut combler. L’ironie décapante contre le milieu artistique viennois vire au sarcasme quand ceux qui, grisés dans l’ivresse de leur art, s’en servent comme alibi pour justifier leur bassesse : « (…) toute la sensibilité dont je suis capable est absorbée par la passion que j’éprouve pour mon art. Il faut que je joue, que je joue la comédie toujours et partout. (…) je cherche partout l’occasion d’un rôle » ne cesse de pérorer Hélène à son prétendant détrompé. Certes, (presque) personne n’est dupe de ces « déguisements » et les supercheries les plus cyniques dissimulent mal l’amertume du désenchantement ainsi que la nostalgie de l’innocence. D’ailleurs « Il faut que ça change ! ça ne peut continuer ainsi, cette société, ce ton, ce vide, cet abêtissement, non, non, non ! Hommes et femmes me dégoûtent également, les parfums et les bas de soie ne sont pas tout, même là où ils sont tout » vitupère Alfred von Wilmers, l’un des protagonistes d’« Une petite comédie », à l’encontre de toutes les cocottes de la jeunesse dorée de Vienne. Pourtant, le besoin de faire semblant, ne fût-ce « uniquement pour l’amour de la comédie », finit toujours par l’emporter sur les plus lucides résolutions.
Placées sous le signe de la « tragi-comédie », ces nouvelles, singulièrement efficaces, nous assignent surtout à la vérité terrible de la fragilité de l’existence, du bonheur toujours précaire, et dont la légèreté se trouve inéluctablement rattrapée par « la déveine » (« La Fortune ») ou happée par un « coup de folie » (« Le Fils », « Un jeune homme sensible »).
Sophie Deltin
Une petite comédie
Arthur Schnitzler
Traduit de l’allemand par P. Gallissaires
10/18, 316 pages, 8,50 €
Domaine étranger Comédie des vanités
février 2006 | Le Matricule des Anges n°70
| par
Sophie Deltin
Dans un recueil de nouvelles posthume, Arthur Schnitzler (1862-1931) dévoile de sa plume féroce les simulacres de l’existence.
Un livre
Comédie des vanités
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°70
, février 2006.